Étonnante simplification du droit du travail que vient de nous proposer Jean-Louis Borloo ! On s'attendait à ce que le ministre du Travail s'inspire des propositions du rapport sur la Sécurité sociale professionnelle remis par Pierre Cahuc et Francis Kramarz, qui préconise, notamment, la fusion des deux principaux contrats de travail (CDD et CDI) en un unique contrat à durée indéterminée, ainsi que la mise en place d'un système de «guichet unique» rassemblant en un même lieu et un même interlocuteur les différents services de placement, de formation et d'indemnisation offerts aux chômeurs (actuellement dispersés entre l'ANPE, l'Afpa, l'Unedic, etc). Or, voici que le ministre propose de créer un troisième type de contrat de travail (applicable pendant une période intermédiaire aux licenciés économiques) en plus des deux autres, et une cinquième agence de l'emploi (les «agences locales de l'emploi») venant s'ajouter aux quatre premières.
Personne ne s'attendait, évidemment, à ce que les mesures drastiques prônées par Cahuc-Kramarz, déjà esquissées dans le rapport Blanchard-Tirole, soient appliquées immédiatement. Au moins mériteraient-elles de susciter un vrai débat. Les deux économistes partent d'un constat d'échec bien connu : en dépit de procédures de licenciement lourdes (relativement aux autres pays européens), la France est le pays industrialisé où le sentiment d'insécurité de l'emploi est le plus élevé. La raison en est simple : sur les 30.000 suppressions d'emplois quotidiennes en France (compensées par environ 30.000 embauches quotidiennes), moins de 5% correspondent à des licenciements économiques, et l'immense majorité provient des fins de CDD. Le statut relativement protecteur des CDI a eu pour conséquence un recours massif aux CDD de la part des entreprises, avec à la prime un très fort sentiment de précarité parmi les salariés. D'où la proposition consistant à supprimer cette dualité perverse entre CDD et CDI et à créer un unique contrat de travail, plus protecteur que les actuels CDD puisqu'il serait à durée indéterminée (plus d'épée de Damoclès au-dessus de la tête des millions de CDD au bout de dix-huit mois), mais moins protecteur que les actuels CDI, dans le sens où les entreprises devraient s'acquitter d'une nouvelle taxe au moment du licenciement mais n'auraient plus d'obligation de reclassement.
C'est évidemment ce dernier aspect qui suscitera les plus fortes controverses, plusieurs syndicats dénonçant déjà dans ces «droits de licencier» (similaires aux «droits à polluer») une "déresponsabilisation" sociale des entreprises. Ces réactions sont compréhensibles, mais elles oublient un fait essentiel : la fonction consistant à dresser des bilans de compétences, proposer des nouvelles formations aux salariés licenciés, puis les reclasser dans des nouveaux secteurs et des nouveaux emplois, est un métier en soi, qui exige des compétences et une organisation particulières, et que les entreprises ne sont sans doute pas les mieux placées pour assurer. En outre, l'obligation de reclassement est souvent source d'incertitudes juridiques prolongées, et les juges ne disposent pas toujours des compétences nécessaires pour apprécier correctement la situation économique de l'entreprise et les efforts de reclassement accomplis. Il faut utiliser les entreprises pour ce qu'elles savent faire : produire des richesses et payer des taxes (éventuellement de lourdes taxes). Si ces taxes sont utilisées pour réorganiser et améliorer l'efficacité du service public de l'emploi, dans le cadre d'un système de «guichet unique» où l'Etat prendrait ses responsabilités pour offrir aux chômeurs un service de formation et de placement de grande qualité, alors une telle réforme pourrait être dans l'avantage de tous, entreprises et salariés. Mais si l'on se contente de déresponsabiliser socialement les entreprises, sans les faire payer davantage, et sans réorganiser profondément le service public de l'emploi, alors une telle réforme risque fort d'être un marché de dupes pour les salariés. Ce qui serait d'autant plus mal vécu que les Français sont sans doute très attachés à la protection relativement forte accordée actuellement par le CDI (même si l'on met longtemps à y accéder), et que le sentiment de précarité qu'ils éprouvent s'explique peut-être d'abord par un scepticisme général vis-à-vis du marché (les Français figurent, par exemple, parmi les plus inquiets face à la mondialisation) et non par l'échec de notre modèle de droit du travail en tant que tel.
La voie est donc étroite, mais elle mérite d'être tentée ou au moins débattue, et Borloo ne semble guère pressé. Il arrive certes que la simplification emprunte des voix complexes, et on ne peut pas exclure que Borloo ait en tête une stratégie subtile permettant d'atteindre par étapes un objectif plus ambitieux (par exemple où les nouvelles agences locales finiraient par englober toutes les autres). A ce stade, on a surtout l'impression qu'il apporte sa contribution au processus d'empilement de couches administratives qui a conduit au système actuel.
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Commentaires
Le plan de cohésion sociale de Jean-Louis Borloo est à replacer dans un contexte particulier, celui de l'extension constante de la précarité de l'emploi après celui de la montée et de la consolidation du chômage dans les années 90. Aujourd'hui, alors que plus des trois quarts des embauches se font en CDD, que l'intérim s'étend, que le temps partiel imposé reste important, la norme salariale des trente glorieuses est durablement remise en cause : la précarité est proposée, imposée, comme modèle d'entrée sur le marché du travail pour les nouveaux recrutés et pour les jeunes générations, l'emploi précaire devenant non plus un stade transitoire, mais une forme durable d'emploi, y compris pour une partie des jeunes diplômés.
Parallèlement à cette montée de la précarité de l'emploi, avec toutes ses conséquences (précarité du logement et impossibilité de décohabiter, précarité du revenu, de la santé, difficultés à se syndiquer et se défendre, etc…), une très forte coercition est instaurée sur les demandeurs d'emploi, considérés comme des coupables de leur chômage, pour les inciter à reprendre n'importe quel emploi, même au rabais par rapport à leur qualification ou à leur salaire antérieur, sous peine de perdre leurs allocations ou de les voir diminuer. C'est donc la logique du « workfare » qui tend à s'imposer, ou de la contrepartie exigée en échange de toute allocation, comme on l'a vu avec la création du revenu minimum d'activité (RMA), visant à se substituer au RMI. Le tout constitue un ensemble très cohérent.
Le Plan « Borloo » a séduit toute une partie de la classe politique par son constat du développement dramatique de la précarité et du maintien du chômage à un haut niveau et son aspect volontariste, or il ne répond pas du tout aux enjeux du moment, car il recrée des contrats de courte durée (six mois renouvelables sur trois ans pour le dit « contrat d'avenir ») et banalise la précarité au lieu d'essayer de l'endiguer. En fait, c'est la renonciation aux objectifs de plein emploi et d' « emploi convenable » qui est entérinée. Il ne s'agit plus que chacun ait un emploi et un revenu décent avec une relative sécurité, mais il faut faire « tourner » les actifs dans de multiples dispositifs entre emploi et insertion et dans des sous-statuts d'emploi.
Bien plus, le plan « Borloo » instaure pour la première fois, et c'est plus qu'inquiétant, la privatisation du service public de l'emploi et l'entrée du patronat dans la gestion au plus près des chômeurs, par la suppression du monopole de l'ANPE et la création des « maisons de l'emploi », où se côtoieront l'ANPE, l'ASSEDIC, les agences d'intérim et de placement privées, les chambres patronales, avec des risques de perte de confidentialité des données relatives au suivi des demandeurs d'emploi. Enfin, les demandeurs d'emploi seront fortement aiguillés vers les métiers en difficulté de recrutement dans leur bassin d'emploi, métiers dont les conditions de travail et de salaire très dégradées n'attirent pas spontanément les vocations (bâtiment, restauration, hôtellerie, transports). S'ils refusent, des « sanctions justes et graduées » leur seront appliquées, et pour la première fois leurs allocations pourront être diminuées discrétionnaire ment.
Va-t-on vers un jugement moral des chômeurs ?
Ainsi, c'est toute la logique qui avait présidé à l'instauration du RMI, avec la volonté de mettre l'accent sur l'insertion concernant toutes les difficultés et handicaps accumulés par la personne faute d'emploi et de revenu, avant le retour à l'emploi, qui est remise en cause : alors que le nombre de RMIstes est passé en 15 ans de 422.000 à 1,1 million du fait de la suppression ou du recul de l'assurance-chômage, on prétend que les RMIstes sont tous prêts à retourner dans l'emploi, en méconnaissance de la « casse » qu'ils ont subie. Le RMA consistait même, en versant à l'employeur la totalité du RMI, à l'exonérer de toute cotisation à retraite sur cette partie, ce qui a du être revu. C'est dire l'ampleur des effets d'aubaine ainsi créés pour les employeurs !
Au lieu d'essayer de « moraliser » le marché du travail en limitant le recours abusif aux CDD et à l'intérim, le plan de cohésion sociale entérine son fonctionnement erratique, qui reporte la totalité des risques de la flexibilité sur les salariés sans leur assurer la moindre sécurité. Pourtant, les propositions existent, tant chez les chercheurs (notamment Alain SUPIOT) que dans les syndicats, avec la proposition CGT de « sécurité sociale professionnelle ». Jusqu'à ce que Jean-Louis Borloo exhume soudainement l'idée d'assurer une continuité de salaire aux licenciés économiques, rien n'en était retenu.
Mieux, les règles encadrant le licenciement économique depuis la loi de modernisation sociale votée par la gauche sont revues à la baisse, et le licenciement facilité.
Il y a bien d'autres aspects qui sont inquiétants ou qui traduisent une régression des droits sociaux et des libertés de choix de son avenir et de son travail dans le plan « Borloo », comme si la précarité imposée aux salariés devait s'accompagner d'une plus grande soumission aux diktats du capitalisme, et comme si chacun devait indéfiniment s'adapter, se «formater», pour répondre aux exigences sans fin du patronat présentées comme une nouvelle fatalité : le développement de l'apprentissage dès 14 ans est proposé sans que jamais n'intervienne la notion de « choix » pour le jeune, et le contrôle patronal se voit renforcé par la création des «référents uniques» et l'association des syndicats patronaux à la définition des contrats d'objectifs et de moyens sur l'insertion professionnelle des jeunes. Quant aux « internats de réussite éducative », gare à recréer des maisons de redressement pour jeunes en difficulté !…
En conclusion, malgré ses effets d'annonce et le regrettable consensus dont il a fait l'objet (il ne faut toutefois pas oublier les vives critiques émises à son encontre par le Conseil Economique et Social), le plan de cohésion sociale de Jean-Louis Borloo ne nous semble pas répondre aux enjeux de notre période, qui sont de recréer des garanties collectives pour les salariés confrontés à une flexibilité du travail sans précédent.
Son renoncement à un objectif de croissance de l'emploi dans un cadre de qualité est patent.
Bien plus, c'est en fait une poursuite et une accentuation très claires des attaques libérales contre les droits existants des salariés et des chômeurs, attaques que l'on rencontre dans tous les pays européens à des degrés divers et qui indiquent à quel point ce sont les objectifs de l'Europe en matière d'emploi et de protection sociale qui sont en cause.
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