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Plans sociaux : la vie d'après

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Une rafale de licenciements s'annonce après les élections. Mais que deviennent ceux qui ont vu les portes de leur entreprise se fermer à jamais ? Cellatex, Moulinex et autres... Retour sur ces sacrifiés qui n'en finissent pas de payer la facture.

Cet été-là, Givet, 8.000 habitants, cul-de-sac des Ardennes, a vu débarquer le Washington Post et les caméras de CNN. Echoué sur la chaise de son salon-cuisine, dans sa petite maison ouvrière de l'allée des Bouvreuils, Patrick Harlaux s'en souvient encore : "La tête des Américains, en arrivant ici..."

C'est l'histoire d'une révolte qui a fait le tour du monde. En ce début juillet 2000, les 153 ouvriers de la filature Cellatex menacent de faire sauter leur usine. Les "terroristes" se sont barricadés dans les murs avec 56.000 litres d'acide sulfurique et 46 tonnes de sulfure de carbone. De quoi raser tout le quartier. Le patron autrichien s'est envolé avec la caisse et les brevets. Chevènement envoie le GIGN rue du Bon-Secours. Sans le savoir, les "Cellatex" viennent d'inaugurer une nouvelle forme de "dialogue social" qui allumera, par la suite, bien d'autres foyers. La violence comme un ultime baroud d'honneur. Car, partout, les plans sociaux ont continué de pleuvoir, jetant des chiourmes de salariés, cadres comme ouvriers, sur le bas-côté. Et la présidentielle n'aura été qu'une trêve. Le pire est à venir.

Près de douze ans ont passé et un relent d'acide plane sur Givet, comme le fantôme de cet été évanoui. Au bout de la rue du Bon-Secours, coincée entre une voie ferrée qui ne mène à rien et un port en cale sèche, la filature est toujours là. Enfin, ce qu'il en reste. Un mur d'enceinte qui protège un tas de gravats et des bâtiments aux vitres crevées. Les ex-"terroristes" sont toujours là, eux aussi, pour la plupart blottis dans ces pavillons ouvriers ourlés de jardinets.

"Quand tout ça meurt, c'est votre vie qui s'en va"

Près de douze ans ont passé et il en rigole, Serge Baroni, au bord de l'amer. "La dynamite, le cordon qu'on avait suspendu à la cuve, c'était du savon." Ils ont défié le GIGN avec de la glycérine. Serge Baroni, 53 ans, carrure de pilier de mêlée, est l'un de ceux qui, dès le soir de la fermeture, ont commencé à empiler des bonbonnes de gaz devant l'entrée et séquestré trois jours le liquidateur judiciaire, un diabétique, qui en a fait une syncope.

Aujourd'hui, assis dans son salon, l'ancien meneur a les épaules lourdes. "On voulait sauver notre emploi et notre industrie qui part en sucette : le textile, les fonderies... En France, on ne sait plus faire que des TGV et des Airbus." A la télé, sur la route de l'Elysée, il a vu les candidats défiler à Gandrange, Sarkozy faire claquer son carnet d'adresses Vuitton pour les culottes Lejaby. "Rien n'a changé, quoi. Enfin si : grâce à notre combat, les patrons ne peuvent plus licencier les gens comme ils veulent. Aujourd'hui, on va aux Prud'hommes et ils casquent."

Avec la prime de 80.000 francs qu'ils ont fini par arracher avant l'arrivée de l'euro, comme si on leur avait filé le jackpot, Serge a ouvert un bar. "Le Petit Bonheur", il l'a appelé. Ça a duré quatre ans. Ensuite il a tout tenté : le camion poubelles, le bâtiment... En intérim, comme pour la plupart des Cellatex qui ont pu retrouver un travail, une moitié environ. Aujourd'hui, il pointe à la centrale nucléaire de Chooz pour 1.500 euros par mois. Son contrat se termine en mai.

C'était leur bijou de famille, la "Soie". Comme Serge, Corinne Solignat, 52 ans, un sacré bout de femme, y a vu ses grands-parents, ses parents s'échiner sur la pâte de bois, le lavage des bobines. "On n'était pas diplômé de naissance, on s'enrôlait à la fin de l'adolescence, on se disait : on y va, c'est comme ça, c'est ça le bonheur. Quand tout ça meurt, c'est votre vie qui s'en va, dit-elle en tapotant la toile cirée de sa cuisine. Des années après, j'en croisais qui croyaient que l'usine allait rouvrir. Mais réveille-toi, mon vieux !" Elle a mis quatre ans à retrouver un emploi… dans une cantine en Belgique.

Patrick Harlaux, lui, n'a pas pu. Avant, il avait un travail, une copine, une voiture, un permis de conduire. "Il me reste mon trois-pièces et mon vélo", lâche-t-il d'une voix brève. Sur son CV, il y a marqué : "52 ans, CAP de menuisier, vingt ans à Cellatex, invalidité." Une fois, Patrick a essayé de s'enfoncer dans l'étang, alourdi par l'ivresse. On l'a repêché. Une autre fois, c'était des cachets. "Je n'étais plus rien", murmure-t-il, les mots coincés dans la gorge. Mais il est en vie. D'autres ont été vaincus par l'alcool et la solitude dans les deux ans qui ont suivi la fermeture, et leur mort n'a ébranlé personne au-delà de Givet. "On ne parle pas des dégâts psychologiques et physiques des plans sociaux, ni des suicides, à bas bruit, des années après", martèle Christian Larose, ex-patron de la fédération CGT du textile, qui a vu bien des durs s'écrouler.

"Il faut reprendre confiance en vous, madame"

A Cormelles-le-Royal (Calvados), en jean et santiags, Maguy Lalizel fait le tour du propriétaire, pointe du menton le trou au plafond, la peinture qui part en puzzle : "Voyez, c'est vétuste, mais hors de question qu'on foute le camp." Depuis qu'elle s'est fait virer par Moulinex avec les 1.350 ouvriers du site, en 2001, Maguy n'a pas bougé des locaux. Elle y a cofondé une association pour s'occuper des anciens, tisser des projets avec l'agglo et prolonger la bataille.

Leur dernière victoire : en début d'année, la Cour de cassation a donné raison à la Cour d'appel de Caen sur l'indemnisation de 800 salariés pour un licenciement "sans cause réelle ni sérieuse". Il paraît que les journalistes américains - encore eux - sont venus à Cormelles. Le Wall Street Journal, cette fois : "Ils ne comprennent pas qu'on soit encore là dix ans après un plan social ! On est devenus une référence pour d'autres salariés", se réjouit Maguy tout en claquant la bise à Mireille, Josette et Maurice, abonnés aux petits boulots et aux minima sociaux, qui viennent tous les jeudis aux AG. "Quand j'ai vu des gens de Levi's, Dunlop, seuls, paumés, des années après leur licenciement, je me suis dit : Il faut rester groupés", sourit-elle.

Maguy aussi s'est retrouvée comme un "numéro d'identifiant", pendant cinq ans. A l'ANPE, elle déballait son sac à dos gonflé de CV. "Pour leur montrer qu'on ne voulait pas de moi, nulle part." Quand Maguy a franchi les portes de l'atelier de presse à 18 ans, elle ne pensait pas tenir une minute dans la boîte. Un bruit de forge, blang, blang, la chaîne, 700 coups de pédale à l'heure, les mains ligotées par des courroies pour les protéger des machines comme des pinces coupantes. Elle y est restée trente ans. Et rien à répondre au type de la cellule de reclassement, cette compresse censée aider la réinsertion après un licenciement : "Alors c'est quoi, vos diplômes ? Il faut reprendre confiance en vous, madame Lalizel". Bilan de la cellule, selon Maguy : "Zéro reclassement et beaucoup d'argent foutu en l'air".

On ne les entend pas, on en parle moins. Ces gens-là ne causent pas, ou si peu. Mais le monde du travail frappe sans distinction les petites mains comme eux, les cadres, qu'ils soient moyens ou supérieurs. Evidemment, pour eux, le chèque compte plus de zéros. Mais qu'est-ce qu'un chèque face à l'échec ?

"Quand tu dis que tu es chômeur, c'est comme si tu annonçais un cancer"

Sur le papier, Michèle était du bon côté du manche : directrice de "business unit" dans la filiale informatique d'un grand groupe européen, CV alignant les diplômes, vingt-sept ans de boîte, une carrière comme un tapis de roses. Naguère, cette excellence aurait mené à la médaille du travail et à un pot d'honneur. Plus maintenant. Pour sa reconversion, cette jolie brune de 51 ans au carré ondulé veut intégrer un cabinet de conseil dans la reconversion.

Il y a un an Michèle a œuvré, en secret, à ficeler un plan social, ciblant les postes qui allaient sauter, avant de se faire virer trois mois plus tard dans le cadre de ce même plan. Dans son équipe, 80 personnes sur 350 avaient la tête sur le billot. "Pas assez rentables". Dans ce café de la Défense, l'ex-directrice promène un long regard sur la foule pressée qui émerge du métro : "J'étais très mal. Je devais mentir à des gens pour leur faire avaler la pilule..." Elle s'entend débiter son discours, concierge de la direction, qui lui dit : "It's just a job". Jusqu'au jour où, lisant les documents sortis du CE, elle apprend que son propre poste est supprimé. "J'ai passé six mois affreux, avant de renaître..." Avec son sac à dos, entre son stage en entreprise et sa formation, ce matin de printemps, elle ressemble à une étudiante de 50 ans.

Ils ont escaladé le monde, tout sacrifié au travail et, soudain, le sol se dérobe sous leurs pieds. Quand Bénédicte Haubold, fondatrice du cabinet Artélie Conseil, spécialisé dans la prévention des risques humains liés aux restructurations, a vu entrer pour la première fois Jean, 46 ans, c'était un bel homme, directeur financier d'un groupe agroalimentaire, bien mis, sous contrôle. Lui aussi travaillait à un plan social qui allait se retourner contre lui, il le sentait. A J-30, il est revenu, pour demander une psychologue. Et il a tout raconté, derrière la buée de ses lunettes. Les nuits sans sommeil. La paralysie qui s'empare de son bras, d'une partie du visage, comme du bois dur, n'importe quand, sur le parapheur, en réunion. Ce besoin de claquer la porte du bureau, plusieurs fois par jour, pour faire le tour du building et prendre l'air. Il n'a rien dit à sa famille. Et surtout pas qu'à 46 ans, il est trop vieux, il n'a plus sa place dans la pyramide des âges qu'il a lui-même contribué à ériger à grands coups de graphiques.

"Quand tu dis que tu es chômeur, c'est comme si tu annonçais un cancer", lâche Pierre, ex-commercial dans l'aéronautique. Depuis dix mois sans emploi, il esquive les SMS du paternel à 8 heures du matin : "Tu as envoyé ton CV à machin ?" Il sacrifie à un "process com", à mi-chemin du bilan de compétences et de la psy ("Je passe la révision des 100.000", dit-il drôlement), casse les murs de son appartement, s'épuise au squash, refait le tour de sa vie. "J'apprends beaucoup sur moi", positive-t-il.

D'autres, avec leurs indemnités, ont ouvert un gîte dans la pinède, créé une boîte, tourné la page. Ancien de la téléphonie, Edouard Thierrée a monté, à Chambourcy, Punch'n Goal, pour aider les cadres sous pression, les managers à gérer leur stress par le golf. Jean-Marie Bernard, lui, a laissé parler sa fibre écolo. Il pose des panneaux solaires à Bordeaux, il a une maison, gagne deux fois moins que chez SFR mais il s'en fout. C'est son quatrième métier. Le bon. "Pour rebondir après un plan social, l'important, c'est d'être souple et bien entouré." Ce n'était pas le cas de ce directeur financier d'une entreprise d'aluminium qui s'est tiré une balle dans la tête, en plein milieu de son bureau. Trente ans d'une vie au cordeau, dans la même boîte. Et bon à jeter. Il s'est raté. Aujourd'hui, il vit dans un fauteuil.

(Source : L'Express)

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