Libéralisme rampant : l’opinion selon laquelle les chômeurs seraient des tire-au-flanc potentiels gagne du terrain.

On peut évidemment voir dans ce sondage – car il ne s’agit que d’un sondage – la preuve que la cohésion sociale s’en va en eau de boudin dans notre pays et que la solidarité recule au profit d’un individualisme croissant : puisque je m’en sors, les autres n’ont qu’à faire comme moi. S’ils n’y parviennent pas, c’est qu’ils font preuve de mauvaise volonté ou, pire, qu’ils exploitent ma bonne volonté, en vivant sans rien faire, à mes dépens, pendant que je finance leurs allocations avec mes cotisations. Cette lecture n’est sans doute pas fausse. Toutefois, je la trouve un peu courte, voire passéiste. Du genre : «Avant, c’était mieux, les gens étaient moins égoïstes, plus solidaires.» Il me semble que l’évolution de l’opinion publique appelle d’autres commentaires que ceux inspirés par une psychologie moralisante.
Certes, on peut parler de chômage de masse en France, mais la réalité sociologique est que le chômage dont on ne parvient pas à sortir, sinon de façon momentanée et en acceptant des conditions de travail dégradées, est pour l’essentiel concentré sur des couches sociales qui font tampon : les jeunes sans qualification, les travailleurs âgés, les habitants de bassins d’emploi en perdition, les ouvriers dont l’expérience professionnelle est devenue obsolète… Parmi ces victimes durables du chômage, les femmes sont nombreuses, notamment parce qu’elles ont en charge des enfants et sont, de ce fait, limitées dans leur mobilité, leurs horaires ou leur disponibilité.
Cela ne signifie pas que ceux qui ne font pas partie de ces groupes tampon sont à l’abri des difficultés d’emploi. Toutefois, lorsqu’ils y sont confrontés, ils parviennent généralement assez vite à s’en sortir, parce que, dans un pays comme la France, le marché du travail fournit de nombreuses opportunités à ceux qui possèdent les bons atouts : hors missions d’intérim, les entreprises qui relèvent du champ de l’assurance-chômage recrutent chaque année de nombreuses personnes (5,2 millions en 2003), même s’il ne s’agit le plus souvent que d’emplois temporaires. Ainsi circonscrit sur des groupes bien délimités, le chômage durable n’apparaît plus comme une épreuve commune, mais comme le résultat d’inadaptations diverses, dont les personnes concernées sont jugées seules responsables.
Ou qui, pire encore, se comportent en opportunistes, prétendent nombre d’économistes. Les incitations à chercher du travail seraient insuffisantes, les règles d’indemnisation auraient des effets pervers. Et l’on nous sort le cas des cadres chômeurs dont le taux de retour à l’emploi se gonfle brutalement quelques mois avant que n’expire l’indemnisation, ce qui, nous explique-t-on doctement, illustre bien le fait que les chômeurs vivent leur chômage comme une période de congés payés par la collectivité ! Que l’assurance chômage s’inquiète de ces comportements opportunistes qui lui coûtent cher, c’est de bonne guerre. Mais que cela devienne l’explication du haut niveau de chômage dans notre pays, c’est proprement scandaleux : les cadres représentent moins de 10 % des chômeurs, et ils ne font pas partie de ces groupes tampon qui portent douloureusement le poids des dysfonctionnements économiques.
Car, n’en doutons pas, ces dysfonctionnements existent. Contrairement à ce qu’affirment ceux qui exaltent le marché comme réponse à tous nos maux, le chômage n’est pas seulement, ni même principalement, affaire d’inadaptations individuelles ou de règles aux effets pervers. Chercher du travail n’implique pas d’en trouver, parce que le marché trie d’autant plus impitoyablement les postulants que le nombre d’emplois existants est insuffisant. Le sondage du Credoc révèle moins un affaiblissement de la solidarité – que l’on pense à l’émotion suscitée le même jour par les attentats ou, quelques mois plus tôt, par le tsunami asiatique – que le lent cheminement des idées libérales dans l’opinion.
À (re)lire L'INTERVIEW de Denis CLERC pour Actuchomage - octobre 2004.
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