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Accueil Mobilisations, luttes et solidarités Le retour d'une conception utilitariste, moraliste et archaïque de la pauvreté

Le retour d'une conception utilitariste, moraliste et archaïque de la pauvreté

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Revenant sur des siècles de discrimination sociale et de stigmatisation politique, économique et morale des chômeurs et des pauvres, alors que les richesses produites n'ont jamais été aussi volumineuses, l'historien Guillaume Mazeau note qu'une régression sans précédent est à l'œuvre en ce nouveau millénaire.

Depuis 1958, chaque président marque la République de son style personnel. Après le sauveur (De Gaulle), l'amateur d'art (Pompidou), l'entrepreneur (Giscard d'Estaing), le politique éclairé (Mitterrand) et l'homme du terroir (Chirac), Nicolas Sarkozy invente un nouveau genre : le président chasseur.

La chasse à l'homme existe depuis la nuit des temps. Pourtant, comme l'a montré le philosophe Grégoire Chamayou, elle constitue une des formes les plus contemporaines de la violence politique. La lepénisation des esprits est devenue une réalité. La stigmatisation des minorités compte désormais parmi les techniques normales de gouvernement. Une part croissante de la classe politique a bel et bien renoncé aux principes universels qui ont contribué à fonder la République il y a plus de deux siècles. Mithridatisés par ce climat délétère, nous avons progressivement perdu de notre capacité d'indignation. Les hommes sensibles du Siècle des Lumières, mobilisant leurs émotions au service d'un engagement dédié à ceux qui souffrent, sont devenus des parangons d'indifférence.

Depuis une dizaine d'années, la politique s'est ainsi muée en art de la chasse. Les sans-papiers sont traqués sans relâche. Le débat sur l'identité nationale organisé en 2009 a tracé une ligne de démarcation entre les «bons» et les «mauvais» Français. Il y a moins d'un an, à l'occasion d'un simple problème de droit commun, les Roms devinrent les nouveaux boucs émissaires du sentiment d'insécurité. En février dernier, l'idée d'un débat sur l'Islam de France, préféré par Nicolas Sarkozy à un «Islam en France», ne fit que déplacer le soupçon sur une autre minorité : les musulmans, désignés à leur tour comme les ennemis de l'intérieur d'une société dépressive, convaincue d'être infectée par des corps étrangers dont elle doit se débarrasser.

Aujourd'hui, c'est au tour des sans-emploi. Le ministre Laurent Wauquiez a récemment déclaré que la société française était rongée par un «cancer». Cette maladie, ce n'est ni le chômage ni les inégalités mais l'«assistanat» dont il dénonce les «dérives», proposant de contraindre les bénéficiaires du Revenu de Solidarité Active (RSA) à effectuer cinq heures hebdomadaires de «service social» non rémunéré. L'idée a été reprise et amendée par les membres de la majorité : certains bénéficiaires du RSA pourraient ainsi être obligés de travailler 5 à 10 heures par semaine. Différence notable avec le projet initial : ce travail obligatoire serait effectué contre un salaire.

Pourtant, même assortie d'un salaire, cette proposition de loi constitue une régression sans précédent du droit au travail, des politiques d'insertion professionnelle et de lutte contre la pauvreté. Elle réintroduit surtout dans le débat public une vieille antienne : puisque la collectivité aide les pauvres, celle-ci est en droit de les contraindre et le les traiter différemment des autres citoyens. Vus comme des parasites, les bénéficiaires des aides sociales sont accusés de ne rien faire pour vraiment chercher du travail. Dans l'imaginaire d'une partie des Français, les chômeurs sont assimilés à des profiteurs qui vivent honteusement de la solidarité nationale.

Sur le ton du «donnant-donnant», l'UMP justifie sa proposition en pointant l'échec des politiques d'insertion par le travail nées à partir du milieu des années 70 pour permettre aux personnes en grande difficulté d'accéder à un emploi de manière accompagnée. Considérant que le retour à l'emploi est le meilleur tremplin vers la socialisation, fondées sur un réseau d'associations et d'entreprises d'insertion, ces politiques d'aide à l'emploi entendaient alors elles-mêmes rompre avec plusieurs siècles de stigmatisation politique, économique et morale des chômeurs.

Inutiles et oisifs : l'image que l'UMP donne des chômeurs n'est en effet pas nouvelle. Elle date de la période moderne. Alors qu'au Moyen Âge, les pauvres prenaient toute leur place dans la société chrétienne et permettaient la pratique de la charité, l'essor du capitalisme marchand et d'une conception utilitariste de la société les rejettent progressivement dans la marginalité. Au 16e siècle se répand l'idée qu'il faut obliger les pauvres à travailler pour justifier leur prise en charge, mais aussi les contrôler et les moraliser. Le travail forcé des pauvres est alors considéré comme une peine qui réprime l'oisiveté. Il est aussi vu comme un progrès : le salaire, gagné au prix d'un service rendu à la société, remplace l'aumône, uniquement liée à un statut.

Marqués par un signe distinctif comme les juifs et les prostituées, les pauvres sont pris en charge dans des établissements spécialisés : au 17e siècle, à Lyon, c'est l'Aumône générale, imitée à Paris par le Grand Bureau des Pauvres. Un climat de suspicion s'installe sur ceux que l'Etat consent désormais à prendre en charge à la place de l'Eglise : on commence donc à trier entre bons et mauvais pauvres. Les faux mendiants et mendiants valides sont mis au service de la ville pour les travaux publics.

Ainsi, l'idée a priori progressiste que la société doit secours aux pauvres s'accompagne aussitôt d'une politique discriminatoire. En 1656, pour remédier à la présence de nombreux pauvres dans les rues de Paris, des laïcs créent l'Hôpital Général de Paris. Inspirés des Houses of correction et workhouses anglaises, les hôpitaux généraux se généralisent en province au 18e siècle. Considérés comme des fauteurs de trouble favorisant la licence publique et le dérèglement des mœurs, les pauvres y sont enfermés et mis au travail forcé. Parallèlement, les dépôts de mendicité et les ateliers de charité se développent dans la seconde moitié du 18e siècle. Alors que les hommes sont affectés aux travaux de voirie, les femmes, enfants et vieillards sont plutôt destinés aux ateliers textiles. Cette politique se généralise dans les années 1770, sous l'impulsion de Terray puis de Turgot, avant d'être remise en cause sous la Terreur, pendant laquelle le devoir de prêter assistance à ceux que l'on désigne comme «le quatrième ordre» (le futur quart-monde) devient une priorité nationale. En 1848, les ateliers nationaux deviennent en l'espace de quelques mois les symboles de la fraternité et de la solidarité républicaines : alors que le droit au travail est proclamé, il ne s'agit plus d'interner les chômeurs ni de les faire travailler de force, mais de leur fournir un travail, de les payer et même de les soigner.

Justifiée par la volonté de lutter contre les abus, la proposition de mettre les bénéficiaires du RSA au travail forcé, témoigne en somme d'une conception à la fois utilitariste, moraliste et archaïque de la pauvreté. Elle relève d'une conception utilitariste, parce que les bénéficiaires du RSA sont invités à se rendre plus utiles à une société qui consent de moins en moins à les prendre gracieusement en charge : alors que les fraudes à l'aide sociale sont incomparablement moins volumineuses que les évasions fiscales, le débat actuel sous-entend que ceux qui touchent le RSA coûtent davantage à la société (400 euros par mois) qu'ils ne lui rapportent. Elle relève d'une conception moraliste, parce qu'en les mettant de force au travail, il s'agit de réapprendre aux chômeurs les valeurs qu'ils sont censés avoir oubliées, voire bafouées au contact de l'inactivité. Elle relève enfin d'une conception archaïque, parce qu'elle renoue avec les politiques les plus discriminatoires de la période moderne, avec lesquelles les 19e et 20e siècles avaient pourtant pris leurs distances.

(Source : Lumières du Siècle)

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Mis à jour ( Mardi, 23 Août 2011 05:59 )  

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