Part salariale et revenus du capital : la controverse

Vendredi, 27 Février 2009 03:30
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Chômeurs avertis, par delà les allégations politiciennes ou journaleuses, nous tentons de comprendre la baisse généralisée des salaires, phénomène de longue date qui n'est pas qu'un ressenti pour une majorité de Français et concerne, en première ligne, tous les demandeurs d'emploi confrontés à des propositions de plus en plus indignes.

Nous savons que la loi sur l’«offre raisonnable» a désormais acté la mise au placard de nos prétentions et autres «rêves»... Nous savons que, grâce à «la crise», ceux d'entre nous qui préfèrent accepter n'importe quel job déclassé plutôt que de s’«enliser dans le chômage» contribuent, malgré eux, à l'un des subtils mécanismes qui entérinent la rigueur salariale, déjà bien connue des «chanceux» qui ont toujours un pied dans l'emploi. Cette spirale régressive affecte l'ensemble de la pyramide du travail et de «l’économie réelle», à tous les niveaux.

D'un côté — et nous l'avons régulièrement repris sur Actuchomage —, on nous a dit que, depuis les années 80, la part de la masse salariale dans la valeur ajoutée des entreprises a chuté de 10% au profit des revenus du capital => voir en commentaire. Chaque année, quelque 180 milliards d’€ sont ainsi siphonnés au détriment de notre «pouvoir d'achat» et de notre protection sociale, aujourd'hui déficitaire (15 milliards pour la Sécu, 5 milliards pour l'Unedic) et, de ce fait, menacée de privatisation.

Puis un article — fort controversé — de Grégoire Biseau pour Libération a prétendu le contraire : la répartition des richesses serait stable depuis deux dizaines d'années, et les 10 points de PIB de revenus du travail ayant basculé vers le capital dans le partage de la valeur ajoutée ne serait qu'un slogan d’«une habile mauvaise foi politicienne» forcément gauchiste.

Qui croire, alors ? Dans notre quête obstinée d'explications, l'économiste Frédéric Lordon apporte une analyse éclairante sur l'histoire de cette répartition, À LIRE ICI EN ENTIER. Mais pour ceux et celles qui n'en ont pas le courage (car c'est long et ardu), en voici un modeste résumé...

La mondialisation, riposte du capitalisme aux «Trente Glorieuses»

Pour Frédéric Lordon, la part de la masse salariale a effectivement connu «un formidable coup d’accordéon» de 1970 à 1982, puis baissé drastiquement pour se stabiliser à partir du milieu des années 90. Depuis, elle ne bouge quasiment plus de son plateau estimé à 69% par l'INSEE, soit tout de même 2 points au dessous de sa valeur de 1970, qui était à 71%. Actuellement, d'après Grégoire Biseau qui cite Thomas Piketty dans son article, elle s'élèverait à 65%.

Pour Frédéric Lordon, le «pic» de 1982 (75%) était beaucoup trop haut et freinait l'investissement, tandis que nous assistions à la fin de l’«ère fordienne» qui s'appuyait sur un mode économique autocentré. La part salariale devenue trop forte, en guise de «revanche» (que Lordon qualifie d’«une rapidité et une brutalité insoupçonnées», voire d’«incroyable violence» entre 1986 et 1989), les capitalistes ont alors décrété que «le marché intérieur était en voie de saturation et que la prolongation de la logique fordienne de la production de masse» requérait «une extension internationale». «La relative fermeture de l’économie française alignait paradoxalement fortes progressions salariales et croissance maintenue des profits, car ce que les entreprises perdaient en marge, elles le regagnaient par les volumes. Or l’ouverture afflige le salaire d’une valence qu’il n’avait pas : élément de coût dans la compétition internationale», explique-t-il. Ce fut le début de l'internationale capitaliste, c'est-à-dire d'une sacro-sainte mondialisation économique sur le mode ultra-libéral et, avec elle, le développement d'un sacro-saint pouvoir actionnarial.

C'est donc ici que la «bascule» commence. Mais ensuite, «ce sont surtout les mécanismes de marché, libérés sans la moindre entrave, qui vont garantir l’irréversibilité du retour au capital, poursuit-il. A commencer par ceux du chômage de masse, devenu source d’une altération permanente du rapport de force entre employeurs et employés, et "instrument" assez cyniquement manié de cette politique qu’on appellera la "désinflation compétitive". Ce sont en fait tous les processus de déréglementation concurrentielle, ceux de la construction européenne comme ceux de ses prolongements internationaux par OMC, AMI et AGCS interposés, qui contribueront le plus décisivement à installer pour la durée les structures de la régression salariale».

Les profits d'aujourd'hui ne font pas l'investissement de demain

Frédéric Lordon s'interroge sur le fait que cet «ajustement salarial», autrefois nécessaire mais mis sur les rails sans aucune vigilance (notamment par un gouvernement socialiste), atteigne désormais un seuil devenu «contre-productif, puis franchement absurde, et pour finir scandaleux». Car déjà, au milieu des années 80, «le taux d’investissement des entreprises a continué de s’effondrer alors que cet ajustement salarial était déjà en cours». Même s'il est remonté à partir de 1984, «jamais il n'a retrouvé ses niveaux de 1970 alors que la part des profits, elle, s’est envolée à des niveaux inconnus. [...] Dès 1986, il est clair que la remontée de la part des profits est entrée dans la zone des rendements décroissants, puisque la remontée de l’investissement est infiniment plus poussive que celle de la part des profits, signe que les pertes du côté de la consommation et de la demande intérieure commencent à peser. [...] La transformation des structures financières fait émerger un pouvoir actionnarial qui a décidé de soutirer le maximum à l’entreprise. [...] Tout ce que le capital va rafler à partir de là, il va le prendre de la plus improductive des manières.»

A ce jour, «les dispositifs de régression salariale ayant pour but de faire repartir la croissance» n'ont jamais fait leurs preuves, dénonce l'économiste. Et «pas assez de salaire fait perdre sur la consommation, donc aussi sur l’investissement puisque les entreprises réagissent essentiellement à la demande, présente et anticipée. Le "capitalisme déréglementé", qui fait l’impasse sur la demande intérieure, a trouvé son invraisemblable échappée dans l’endettement des ménages» (donc le crédit à outrance et sa preuve par les subprimes) qui nous a conduits à cette crise spectaculaire...

Un vampirisme économique débridé

Conclusion : «La chansonnette à base de "rémunération du risque" et de "fourniture des indispensables capitaux propres"» n'a jamais tenu debout et «la plongée des entreprises dans l’univers boursier ne stimule en rien leur capacité d’investissement : ce serait même l’exact contraire». Dans l'augmentation de la part des profits générée par la compression salariale, «il est maintenant avéré que le capital actionnarial est en bonne voie de pomper plus de liquidité aux entreprises cotées qu’il ne leur en apporte» et que «l’essentiel est allé à engraisser une nuisance économique et sociale». Car les pressions du capital actionnarial ne s'exercent pas que sur le CAC 40 : «Des entreprises, moyennes ou petites, ni cotées, ni sous LBO, échappant donc à son emprise directe, n’en sont pas moins dans son orbite néfaste, et ceci par le jeu des relations clients-fournisseurs qui transmettent l’impératif catégorique de la rentabilité financière tout au long des chaînes de sous-traitance et sans aucune perte en ligne ou presque».

De haut en bas, la recherche de profits à court terme et sa résultante, la concurrence effrénée, instaurent un moins-disant social qui gangrène tout. Au lieu d'être réinjectés dans l'économie et faire grossir le gâteau des richesses, telle la multiplication des petits pains d'un Jésus libéral qui bénéficierait, nous dit-on, au plus grand nombre, ces quelques points de PIB effectivement volés par le capital sont hautement toxiques, y compris pour lui-même. Nul doute que, depuis toutes ces années, le salariat en aurait fait meilleur usage !

Mais à combien faut-il évaluer le nombre de points de PIB à récupérer ? Au moins 5 (et non pas 10, soit tout de même 90 milliards d’€ par an), estime Frédéric Lordon, qui s'inquiète de «l’incroyable obstination des grandes entreprises cotées à maintenir les dividendes ou à les couper aussi peu que possible au moment où elles entrent dans une récession historique», et du fait «qu’elles useront de tous les moyens, c’est-à-dire de toutes les latitudes stratégiques que leur offre la présente configuration des structures, pour maintenir les coûts salariaux aussi bas que possible : plans sociaux, délocalisations, mise en concurrence forcenée des fournisseurs, flexibilisation organisationnelle à outrance, formes variées de chantage à l’emploi, etc.»

La crise actuelle est bien celle d'un système et non un trou d'air de la croissance. Et ce système à bout de souffle est comparable à un gros camion fou qu'on a lancé à 1.000 à l'heure, bardé de victuailles mais non bâché et qui, une fois tout son chargement envolé en route et le réservoir à sec, n'ayant jamais eu de pédale de frein, continue de foncer dans le vide sans pouvoir s'arrêter. En attendant que les forces naturelles le ralentissent puis qu'il finisse par s'échouer dans le fossé ou contre un arbre, sur son passage on ne compte plus les innombrables victimes...

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Mis à jour ( Vendredi, 27 Février 2009 03:30 )