Le monde merveilleux de l'entreprise

Mercredi, 23 Mars 2011 16:57
Imprimer
Un gestionnaire de paie écœuré raconte à Eco89 les promotions arrangées, les licenciements en sous-main et les coups bas. De quoi, ami lecteur, vous faire apprécier votre chômage...

Vous êtes-vous déjà demandé qui est cette personne qui vous suit comme votre ombre de votre entrée dans une entreprise à votre départ ? Celle qui établit votre contrat de travail, vos bulletins de salaire, et même votre procédure de licenciement ? Celle qui voit tout, de votre embauche à votre départ, qui sait presque tout sur votre vie privée, qui enregistre mariage et concubinage, divorce et séparation, qui connaît naissances et décès dans votre vie personnelle, qui voit vos comptes, vos soucis financiers, vos oppositions sur salaire, etc. ? Cette personne est aussi – et c'est moins connu – «l'exécuteur» de la pensée du responsable du personnel ou l'adjoint du DRH, c'est-à-dire celui qui fait la «sale besogne», qui suit les décisions d'en haut.

Ce salarié, je l'ai été pendant prés de dix-sept ans. J'ai travaillé dans pas mal de sociétés, passant du secteur du bâtiment à celui de la viande, de l'aérien aux musées, du transport aux cosmétiques. Vous vous apercevez au fil des années et de votre parcours professionnel que le «système» et la construction de l'entreprise reproduisent presque toujours le même schéma pyramidal. Vous en devenez petit à petit un peu blasé, voire écœuré, tellement vous voyez de choses dans les ressources humaines… Pourtant, vous ne devez rien dire car la confidentialité, maître mot dans ce métier, vous met souvent mal à l'aise vis-à-vis des autres salariés, parce que vous savez qu'il y a tellement de contradictions entre le discours officiel de la direction et la réalité qu'il devient difficile de rester neutre.

Du recrutement jusqu'au départ, que de couleuvres à avaler !

CV bidonnés et piston à tout-va… C'est une réalité : le recrutement n'est pas toujours basé sur les diplômes, les compétences ou l'expérience.

Combien de candidats j'ai pu voir sélectionnés pour un poste alors qu'ils n'avaient rien à voir avec le profil recherché, souvent parce que c'était un ami de tel ou tel directeur, la maîtresse de tel autre, ou encore la partenaire de tennis d'un autre (oui, oui, j'ai aussi vu ça !), quand ce n'est pas couramment un membre de la famille : cousin, frère, fils, fille, belle-sœur, beauf, etc. Parfois, personne dans l'entreprise ne le sait et ne le saura certainement jamais.

La promotion et/ou la mobilité interne sont encore plus floues ; si la loi impose un affichage de poste lors d'une offre en interne, le futur candidat, lui, est déjà choisi depuis très longtemps par la direction. Combien d'affichages de postes sont «adaptés et profilés» en fonction du cursus du candidat déjà prévu ! Telle langue obligatoire, tel diplôme, connaissance de tel logiciel… Ce qui permet d'écrémer et filtrer les candidatures pour arriver, au final, au candidat que l'on avait déjà choisi.

Primes et augmentations injustifiées, souvent inégales

L'argent est omniprésent dans ce métier, et les injustices sont quotidiennes et flagrantes pour nous qui voyons tout.

Pourquoi donner des augmentations ou des primes parfois surréalistes à certains salariés plutôt qu'à d'autres ? Les aberrations vous font parfois monter au plafond, et vous comprenez vite comment cela fonctionne ! Globalement, ce que j'ai constaté – mais est-ce vraiment une surprise ? – et qui se répète dans beaucoup de sociétés, c'est que très souvent, être «corporate» (c'est-à-dire pro-direction) est beaucoup plus payant que d'être compétent. Certains ont compris le système, d'autres ne l'ont pas compris, et d'autres encore ne veulent pas y entrer ; je crois que c'était un peu mon cas, et c'est ce qui m'a fait renoncer à ce métier…

Oui, c'est vrai, on le sait, l'entreprise est devenue très politique. On marche beaucoup plus à la récompense de sa hiérarchie et/ou de son entreprise que dans la réalisation d'un objectif ou d'une mission. Ça vous rappelle pas quelque chose ?

Prendre un café avec un salarié dont on sait qu'il va être licencié

Oui, le gestionnaire-paie voit tout, il vous suit et, souvent, participe bien malgré lui, par l'apport de documents (e-mails, relevés de badgeuses, courriers d'absences, etc.) à monter un dossier qu'il remettra à sa DRH ou son responsable du personnel pour sanctionner, voire licencier un salarié – la décision, bien évidemment, n'étant jamais prise à notre niveau.

Perçu par la majorité des salariés et des représentants du personnel comme étant pro-direction, le gestionnaire-paie, salarié lui aussi souvent logé à la même enseigne, a beaucoup de mal à trouver sa place entre sa hiérarchie et les salariés qu'il côtoie au quotidien. Imaginez le malaise de prendre un café ou aller déjeuner avec un salarié, que l'on connaît et apprécie depuis des années, et dont on sait qu'il se trame un licenciement dans son dos… C'est parfois très malsain. En effet, pourquoi un salarié qui est souvent devenu plus qu'un simple collègue, qui passe régulièrement dans votre bureau pour une demande personnelle ou juste dire un petit bonjour, deviendrait soudainement un ennemi (pour ne pas dire un «pestiféré» en quarantaine) du jour au lendemain, en raison d'un conflit interne ou d'une supposée faute professionnelle qu'on lui reproche ?

«Vous n'êtes pas là pour donner votre opinion»

Et lorsque vous êtes aperçu avec ce collègue «en sursis» à la cafétéria ou au retour d'un déjeuner avec lui, et que vous croisez un membre de la direction, voire votre propre DRH, on vous fait comprendre par des regards assassins qu'il n'est plus de bon augure de fréquenter ce salarié.

Quelle attitude adopter alors dans des situations aussi complexes ? Pour ma part, étant souvent pris entre la version du salarié et celle de la direction, cela me permettait en amont d'avoir ma propre opinion sur un fait. Il ne vaut cependant mieux pas trop l'étaler car on vous rappelle vite à l'ordre : «Vous n'êtes pas là pour juger ou donner votre opinion, vous êtes là pour exécuter.» C'est ce que j'ai souvent entendu lorsque je donnais mon point de vue à ma hiérarchie sur un fait ou une situation. Souvent, je dévoilais discrètement au futur «condamné» ce qui se tramait dans son dos, accompagné de quelques conseils de défense à adopter, car au fil des années, on acquiert de solides connaissances en droit social, et on est aussi très documenté.

Ça me rappelle cette publicité qui passe en ce moment de «SFR business team», lorsque le PDG arrive dans une salle de réunion pour demander : «Elle en pense quoi, ma comptable ?» Cette «possession» du salarié par son chef, je l'ai très souvent entendue pour moi-même comme pour d'autres, et c'est très évocateur. En employant un adjectif possessif, le responsable vous rappelle que vous n'êtes qu'une pièce dans son grand jeu d'échec, un pion parmi tant d'autres qui doit appliquer et exécuter les ordres.

Petits privilèges entre amis

La rémunération est une chose, les petits avantages à côté, souvent plus discrets, sont parfois tout aussi conséquents. Comme en politique, il y a un décalage impressionnant entre la direction et les salariés, comme bien sûr entre le discours (rigueur, budget gelé, chiffre d'affaires en baisse) et la réalité.

Je ne rentrerai pas dans les détails. Je rappellerai juste les séminaires extravagants en période de crise, les notes de frais indécentes et injustifiées, les véhicules de fonction haut de gamme, attribués au bon vouloir de la direction, les cartes de paiement entreprise… La cohérence est loin d'être claire, l'important pour la direction étant toujours de conserver un cercle de confiance proche qui vous ne trahira pas. Cela a un prix.

Certes, cette vision au cœur de l'entreprise est un peu pessimiste et il existe, j'espère, des sociétés qui ne sont pas bâties sur ce schéma-là, mais ce constat d'une entreprise à deux vitesses ne nous rappelle que trop bien ce qui se passe à l'image de notre pays. A force de tout voir et de tout entendre, on en vient à changer de métier si on veut préserver un minimum son caractère et ses convictions – souvent à l'opposé de ce que pense la direction d'une entreprise. Alors oui, ce métier, s'il a des aspects fort attractifs par certains côtés, est écrasé par cet océan d'incohérences et d'injustices pratiquées par les dirigeants des entreprises et surtout par leur politique.

Savoir ce qu'on ne veut plus faire

Pourquoi avoir attendu plus de quinze ans, me direz-vous, pour changer de métier ? Déjà, comme la plupart des gens, à cause de l'aspect financier. Car avec deux prêts contractés très jeune (immobilier et personnel), la marge de manœuvre était plutôt difficile et la reconversion compliquée, ce qui n'est plus le cas aujourd'hui.

Ce qui me permettait aussi de tenir ou de relativiser, c'était le fait de changer souvent d'entreprise en espérant qu'à chaque fois, ça serait mieux ailleurs, sûrement avec naïveté. Peut-être enfin parce qu'avec l'âge et une certaine maturité, on a suffisamment de recul pour se faire une opinion sur ses propres expériences, sur ce que l'on veut faire, et surtout ce qu'on ne souhaite plus faire.

(Source : Eco89)

Lire aussi :
Articles les plus récents :
Articles les plus anciens :

Mis à jour ( Mercredi, 23 Mars 2011 20:59 )