Zoom sur le portage salarial

Mardi, 20 Mars 2007 12:54
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Travailleurs portés, salariés de l'ombre. Le portage, solution intermédiaire entre salariat et travail indépendant, reste une pratique mal encadrée où les dérives sont nombreuses.

Ils sont 10.000 à 15.000 réguliers. Le bataillon, réservistes inclus, atteint les 40.000 éléments. Ils ont tous abandonné, de gré ou de force, leur statut fixe et sécurisé de salarié traditionnel pour se mettre sous la coupe d'une société de portage, et devenir des «travailleurs portés». A mi-chemin entre le salarié indépendant, dont ils ne doivent pas assumer la paperasserie comptable, et l'intérimaire.

Expertise de pipelines en Europe de l'Est ou animation de séminaires de coaching... le portage salarial existe depuis une vingtaine d'années. Le système a connu un véritable boom à la fin des années 90. Il permet au porté de vendre des prestations intellectuelles à des clients qu'il a lui-même dénichés. Ces missions (de conseil, d'expertise ou de traduction) sont facturées par une société de portage qui s'occupe des tâches administratives et reverse au porté le montant de la facture, amputé de 10% environ pour les frais de gestion. C'est une relation de travail à trois, sans lien de subordination. «Le portage salarial permet de transformer des honoraires en salaires», résume Roland Bréchot, directeur général d'ITG, une société de portage.

La situation de travailleur porté est généralement transitoire. Certains y sont contraints après un licenciement, d'autres la choisissent pour concilier vie privée et vie professionnelle -­ de jeunes mères de famille par exemple -, d'autres encore pour enfin se libérer de l'autorité d'un patron. «On ne vient pas au portage volontairement, commente Radhia Amirat, directrice associée d'ACPI, plus de 100 portés par mois. Mais ce système permet à certains de vivre des situations de transition professionnelle. C'est une possibilité d'aménager positivement une période de recherche d'emploi.» De jeunes employés, après cinq années d'expérience en entreprise, sont de plus en plus nombreux à s'intéresser aux sociétés de portage, notamment par besoin d'autonomie. «Pour certains, mieux vaut avoir cinq clients qu'un patron», résume Roland Bréchiot, d'ITG. Beaucoup, comme Cécile d'Aram, portée depuis deux ans, passent par ce système pour valider leur réorientation professionnelle. Et créeront leur entreprise dès qu'ils estimeront leur activité totalement viable.

Pour la CFE-CGC, cette solution du portage reste «un pis-aller» qui ne doit en aucun cas s'éterniser. «Cela doit rester une démarche d'accompagnement vers l'indépendance, estime Alain Lecanu, du syndicat des cadres. Car, à un moment, il faut bien choisir entre le salariat ou l'indépendance.» Le ministère de l'Emploi, lui, encourage de plus en plus le portage salarial... «Et pour cause, s'exclame Jean-Claude Carasco, chargé du portage salarial à la CFE-CGC, cela fait des chômeurs en moins dans les statistiques !»

«Far West». Mais, après vingt ans d'existence, le portage n'est toujours pas encadré par des textes législatifs. Ce qui permet à certaines entreprises d'exploiter la bonne volonté de leurs portés... «Le portage étant une pratique et non un statut, il s'y fait un peu tout et n'importe quoi. C'est le Far West», commente Laurent Coquelin, chargé de mission Professionnels autonomes à la F3C (Fédération CFDT communication conseil culture). Salaires et cotisations non versées, récupération de clientèle au détriment des salariés, disparition de responsables avec la trésorerie... «Problème majeur : contrairement à toute relation entre un employeur et un employé, avec le portage, le lien de subordination n'existe plus», analyse Noël Lechat, secrétaire général de la Fédération CGT des sociétés d'études. Ce qui remet en cause la base même du contrat de travail classique. «La société de portage ne fait que la fiche de paie. Et le donneur d'ordre, à qui le porté ramène l'affaire, n'a -­ en théorie -­ aucun droit de subordination. Il n'est que le client du porté, pas son patron. Sinon, on tombe dans le délit de marchandage (1)

«Abusif». De plus, contrairement aux intermittents du spectacle, les portés ne bénéficient pas d'un régime d'indemnisation spécifique. Si le porté ne travaille pas pendant un mois, son revenu est nul. Et il est dans de très rares cas indemnisé. «L'Unédic se base sur le contrat de travail, or le travailleur porté n'en possède pas puisque le droit ne s'est pas encore saisi de ce statut», explique Laurent Coquelin. «Le fait qu'un salarié porté puisse être indemnisé entre deux missions par les Assedic, donc par la collectivité, est de toute façon abusif, estime Noël Lechat de la CGT. Dans les entreprises de consultants informatiques par exemple, les SSII, entre deux missions, les salariés sont toujours payés par leur entreprise... Ce qui provoque une situation de concurrence déloyale.»

Pour remédier à ce flou juridique, un observatoire des bonnes pratiques est né en fin d'année, créé par le SNEPS, le Syndicat national des entreprises de portage salarial, et quatre syndicats CFDT, CFTC, FO et CFE-CGC. Des discussions sont en cours pour surveiller et réguler cette activité. La CGT, qui réclamait un accord interprofessionnel puisque le portage concerne des secteurs économiques variés, n'a pas intégré l'observatoire. «Il ne peut y avoir de bonnes pratiques à partir du moment où on est en dehors du code du travail», résume Noël Lechat. De leur côté, les sociétés de portage tentent au coup par coup d'améliorer la situation de leurs portés. Un exemple : la formation. Face au turn-over -­ chez ITG par exemple, un tiers du personnel varie tous les ans, un tiers a une ancienneté d'un à deux ans, et un tiers de plus de trois ans -­ les sociétés de portage ont pris conscience que, malgré leur coût, la mise à disposition de formations des collaborateurs pouvait s'avérer une arme de fidélisation redoutable. «Les portés n'ont que leur cervelle à proposer, s'ils ne continuent pas à se former au long de leur carrière, ils n'auront plus rien à vendre», estime Sabrina Cohen, DRH d'Admissions.

(1) Une entreprise ne peut "vendre" ou "prêter" sa main-d'oeuvre. L'article L125-1 interdit «toute opération à but lucratif de fourniture de main-d'oeuvre qui a pour effet de causer un préjudice au salarié qu'elle concerne ou d'éluder l'application des dispositions de la loi, de règlement ou d'un accord collectif».

(Source : Libération)

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