Des mathématiques appliquées à la finance au terrorisme économique, il n'y a qu'un pas que beaucoup franchissent

Dimanche, 11 Janvier 2009 02:54
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Denis Guedj, mathématicien, historien des sciences et romancier, livre un éclairage hautement philosophique sur «la crise», cet impressionnant surplus de misère humaine produit par la bêtise et l'égoïsme de certains.

L’algèbre, la géométrie, les probabilités, la géométrie algébrique, je connais. Les mathématiques financières, connais pas. [...] Il n’y a pas de mathématiques financières, mais des mathématiques appliquées à la finance (MAF). Et ces MAF, à quoi servent-elles ? Qui servent-elles ? Ce savoir, ces techniques mises en action dans les cabinets financiers, qu’apportent-ils à l’ensemble de la société ? En quoi servent-ils la majorité des citoyens ? En quoi améliorent-ils notre vie ?

[...] Avec l’apparition des MAF, pour la première fois, nous sommes confrontés à une utilisation des maths délibérément «engagée». Des maths stipendiées mises au service du seul profit et de la dictature des organismes financiers internationaux.
A aucun moment et dans aucun de leurs aspects, les MAF n’ont été conçues pour apporter du mieux-être aux humbles, pour les armer contre les puissances financières. Tout au contraire, sortes de marchands d’armes, elles n’ont cessé de vendre leur savoir à ces dernières dans leurs prises de pouvoir sur notre vie. Serait-ce si éloigné de la réalité que de parler de mathématiques «vendues» aux financiers ? Cornaqués par un quarteron de mathématiciens appliqués, aux carrières marquées du sceau de leur fascination pour le marché, ces jeunes golden génies de 23 ans, tout juste sortis de l’adolescence et pour qui les maths ne sont pas une connaissance mais un instrument de puissance au service des puissants, jouent à la finance, au mieux dans une inconscience polissonne, au pire dans un cynisme condamnable. Abominablement ancrés dans le temps et dans le réel, pragmatiques maladifs à l’esprit stochastique, ils ne cessent de jongler avec la durée, les retards, les avances, le virtuel, le potentiel, et ne parviennent qu’à produire un présent douloureux.

Michel Rocard, qui n’est pas connu pour ses opinions gauchistes, s’insurge contre ces «professeurs de maths qui enseignent à leurs étudiants comment faire des coups boursiers. Ce qu’ils font relève, sans qu’ils le sachent, du crime contre l’humanité». La dernière phrase est sans doute excessive. Si les quants — c’est le nom qu’on leur donne — ne seront pas traînés devant les tribunaux internationaux, il reste qu’ils doivent nous expliquer comment ils ont pu faillir à ce point. Comment ils ont été partie prenante de l’hybris financière, quelle part de responsabilités ils se reconnaissent dans la crise qu’ils ont contribué à déclencher et dont les principales victimes seront les éléments les plus exposés du corps social.

Les quants ne pointeront pas au chômage. [...] Gestion des risques, je me marre ! Il faut être gonflé pour affirmer que les MAF ont pour principal objet la gestion des risques. Voilà des experts haut de gamme, à l’intelligence brûlante, armés d’un nouveau savoir aux performances majeures, génies formés pour évaluer les risques et qui n’ont rien vu venir… Rien ! Que voilà un savoir efficace et des experts compétents !

[...] Certains chercheurs, par choix idéologique, intérêt financier, arrivisme, se sont délibérément installés dans le camp des puissants. Je regarde ces chercheurs comme des «ennemis» qui travaillent au malheur du plus grand nombre. Traders, quants, analystes, etc… agissent contre la démocratie en bandes organisées, minant toutes les institutions démocratiques qu’ils dépouillent peu à peu de leurs pouvoirs et de leur légitimité — n’est-ce pas là une définition du terrorisme ? Alors que des briseurs de caténaires sont incarcérés, ceux qui engloutissent la richesse du monde créé par le travail des hommes continuent de concocter, à l’abri de leurs bureaux de verre, de nouvelles machines infernales qui bientôt sèmeront malheur, désespoir et haine. Que fait donc la cellule antiterroriste ?

[...] Les conseils d’universités seraient bien inspirés d’attribuer plus de postes à la recherche fondamentale qu’aux enseignements financiers sous peine de voir leur établissement devenir des succursales de la Bourse et de Wall Street, comme l’est déjà la faculté de Paris-Dauphine. [...] Pendant que l’admirable collectif "Sauvons la recherche" ne cesse de lutter pour une recherche décente, multipliant les actions pour dénoncer l’affligeante pénurie dans laquelle est plongée la recherche française, les crédits, les postes, les moyens ne cessent d’affluer vers les officines où se forment les teenagers aux obscènes émoluments : 100.000 à 150.000 € par an (deux fois plus au bout de trois ans). Quand on sait le salaire dérisoire d’un doctorant, on ne peut qu’estimer les jeunes gens et les jeunes filles qui persévèrent dans la pratique des mathématiques libres, indépendantes des directives et des pressions des différents pouvoirs.

«L’essence des mathématiques est la liberté», lançait Georg Cantor, le créateur de la théorie des ensembles et de la théorie des infinis. Une fête de l’esprit d’un côté, des mathématiques mercenaires de l’autre.

(Source : Libération)

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