Le peuple a été mystifié

Mardi, 20 Novembre 2018 19:57
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Le journaliste/documentariste Antoine Rost consacre une interview à Yves Barraud, co-fondateur du site Actuchomage.


altAntoine Rost : Bonjour Yves. Tu as annoncé dernièrement la fin du site Actuchomage, peux-tu nous en retracer l’historique ?

Yves Barraud : Actuchomage a été lancé en 2004 à l’initiative d’une dizaine de chômeuses et chômeurs, de ceux qui ont participé à la Bataille des Recalculés de l’Unédic. Nous avions remporté alors une magnifique victoire qui s’est soldée par la réintégration dans leurs droits de 800.000 chômeurs. Pour cela l’état fut contraint de débourser 2 milliards d’euros.

Actuchomage a connu un succès immédiat et nous sommes devenus en moins de deux ans des interlocuteurs incontournables. Sophie Hancart, rédactrice en chef du site de 2004 à 2013, s’exprimait alors sur tous les grands médias. Le magazine «Sept à Huit» de TF1 lui consacra un portrait d’une dizaine de minutes réalisé par Thierry Demaizière.

Mais nous ne nous contentions pas de jouer les «bons petits chômeurs de service». Nous étions alors très actifs sur le terrain des revendications et des luttes. En 2005, nous avons porté plainte contre 45 entreprises, parmi lesquelles la Sncf, Edf, le Sénat…, pour discriminations à l’embauche sur des critères d’âge. À la suite de quoi nous gagnâmes cinq procès qui firent beaucoup parler. Nous avons aussi dénoncé les discriminations qui touchaient des enfants de chômeurs, certaines municipalités leur refusant l’accès aux cantines scolaires et aux centres aérés sous prétexte que leurs parents pouvaient s’occuper d’eux. Nous fumes alors repris par France3, Le Parisien et Le Canard Enchaîné.

Nous nous définissions comme Web-activistes pour la défense des droits des chômeurs et précaires. Ça marchait très fort !

Plus tard, je fus moi-même poursuivi en correctionnelle et condamné pour avoir laissé sur nos forums un message relevant du délit de «mise en danger de la vie d’autrui». Un agent ANPE ayant eu la mauvaise idée de poster sur nos forums, pendant le week-end, un appel à la destruction de son agence.

À la grande époque (qui dura près de 10 ans quand même), il ne se passait pas une semaine sans que nous soyons impliqués directement ou indirectement dans des actions, dans des manifestations, des reportages… Bien avant les autres, nous nous mobilisâmes en faveur du Non au projet de Constitution européenne en 2005. Notre camarade Jean-Marc Surcin, grand reporter à France2, s'y impliqua fortement dénonçant le parti pris du service public en faveur du Oui. Plus tard, pendant la campagne des présidentielles 2007, nous avons rencontré la plupart des candidats…

A.R. : Quelle était l’audience du site ?

Y.B. : Nous réunissions en moyenne autour de 20.000 visiteurs uniques par jour, avec des pointes à 30.000 ou 40.000, voire plus. Des scores très honorables pour un site associatif, d’autant que nos articles étaient souvent relayés par d’autres sites très populaires. L’interview que nous accorda Jean-Marie Le Pen en 2007, avant les élections présidentielles, fut consultée plus de 550.000 fois. Probablement notre record d’audience. Celle de François Bayrou, plus de 300.000 fois.

A.R. : Et par la suite ?

Y.B. : Notre audience a commencé à décliner après l’élection de François Hollande en 2012 et plus encore après le départ de Sophie Hancart qui fut l’âme et la plume d’Actuchomage de 2004 à 2013. Ma camarade était très appréciée des réseaux militants ancrés à gauche. Son côté anar en séduisit beaucoup aussi. Chômeuse longue durée qui tenta pendant des années de se relancer professionnellement avant d’y renoncer, sa réplique favorite était : «Si le travail ne veut pas de moi, ça tombe bien je ne veux plus de lui !». Dans la foulée, Sophie rédigea un «Manuel du chômeur décomplexé» qui connut un franc succès tant il s'opposait frontalement à la doxa du moment, celle portée par Nicolas Sarkozy et son «Travailler plus pour gagner plus». Nous étions alors très subversifs, aux antipodes des discours dominants.  
 

A.R. : Tu fus toi aussi pas mal exposé médiatiquement, il me semble…

Y.B. : Oui, je dispose d’un dossier de presse impressionnant de mes interventions aux JT de TF1, sur RTL, France Info, RMC, Le Monde, Libé… J’en compte des dizaines. Mais tout cela ne fut que l’écume de notre engagement sincère et totalement désintéressé.

En juin 2007, l’hebdomadaire Marianne m’intégra au palmarès des «100 personnalités qui peuvent reconstruire une alternative politique» après que nous ayons lancé en 2006 le site Rénovation-démocratique qui accompagnait nos actions en faveur d’une VIe République, d’une réforme de nos institutions qui passait par une plus juste représentation des diversités politiques et sociales. Un temps, nous nous sommes rapprochés d’Arnaud Montebourg qui animait alors la C6R (Convention pour une VIe République).

Nous étions sur tous les fronts… Mais la vraie porte-parole était Sophie Hancart qui a souhaité prendre du recul en 2013. Elle a senti avant moi que la bataille était perdue, que les riches avaient gagné la lutte des classes, comme le soutient le milliardaire américain Warren Buffett. La troisième fortune du monde fixe précisément la date de cette victoire quand les états ont refinancé les banques après le krach de 2008/2010. «Ils ont nationalisés nos pertes. Et nous privatisons les profits des entreprises publiques». Voilà qui résume l’éclatante victoire de la finance internationale. Gagnante sur tous les tableaux ! 

A.R. : Et depuis 2013 ?

Y.B. : Depuis 2013 ? On observe ce qu’on observe…

A.R. : C’est-à-dire ?

Y.B. : Une déliquescence de l’engagement politique, syndical, associatif… sur les questions pourtant fondamentales qui nous animent : l’emploi, le chômage, la précarité, la lutte contre les inégalités…

Ah ça, les gens savent se mobiliser quand le gouvernement envisage de taxer le transport routier (Écotaxe) ou l’essence. Mais pour préserver nos emplois, s’opposer aux fermetures d’usines, aux délocalisations, aux transferts de technologies, il n’y a personne alors que ces thématiques conditionnent toutes les autres : pouvoir d’achat, financement des comptes sociaux, accès au logement, formation…, et par extrapolation : intégration des immigrés, sécurité, délinquance, radicalisme… Tout part de l’emploi ! Le chômage est bien au cœur des questions sociales.

Aujourd’hui, on passe notre temps à se chamailler sur des sujets secondaires. Comme en 2012 quand François Hollande consacra l’entame de son quinquennat à promouvoir le Mariage pour tous, refusant de s'attaquer aux dérives de cette finance internationale qu’il désigna pourtant comme son principal ennemi pendant sa campagne électorale.

La plupart des 6,6 millions d’inscrits à Pôle Emploi se foutent totalement du Mariage pour tous.

A.R. : Tu estimes donc qu’on détourne délibérément l’opinion des vrais enjeux de société ? Cela relève du concours de circonstances ou de la stratégie ?

Y.B. : Ça relève de la stratégie. Du complot même…

A.R. : Tu es devenu complotiste alors… [Rires]

Y.B. : OUI ! Je suis totalement complotiste et je le revendique. J’en ai la légitimité. Cela fait 15 ans que je couvre au jour le jour, heure par heure quasiment, les rebondissements de l’actualité.

Le plan mis au point par le patronat et nos gouvernants, après les événements de 1968 et les Accords de Grenelle qui ont abouti à d’importantes augmentations salariales (+20% pour le Smic, +15% pour les employés et les ouvriers agricoles si je me souviens bien), est appliqué à la lettre depuis 50 ans. Leur objectif : Diviser les classes populaires et encourager la mise en concurrence des travailleurs (et des précaires) entre eux. Les instruments de cette atomisation et de cette exacerbation des tensions ont été l’immigration régulière, puis l’immigration clandestine, puis la directive travailleurs détachés à laquelle 55% des Français s’opposèrent pourtant en 2005…

A.R. : Ah, la vieille rengaine des immigrés responsables de…

Y.B. : Ai-je soutenu ici que les immigrés étaient responsables de quelque chose ? Non ! Mais il ne peut être contesté que les flux migratoires se sont accélérés, notamment par l’adoption du regroupement familial à la fin des années 70 alors que notre pays entrait dans un cycle inédit de chômage de masse… qui n’a fait que s’amplifier depuis. En d’autres termes, on a accueilli un flot grossissant d’immigrés alors qu’on fermait à tour de bras les usines textiles, métallurgiques, les charbonnages et les mines… Cette décision a été prise au plus haut niveau, par le Conseil d’État en 1978.

Dans les années 1990 et 2000, la contestation est allée croissante, à l’image des scores du Front National. Il faut se rappeler que Jean-Marie Le Pen n’était même pas candidat aux élections présidentielles de 1981. Il est passé de 0% à près de 20% en un peu plus de 10 ans. Il s’agit-là d’une percée fulgurante dans les classes populaires et chez les ouvriers, au détriment du Parti Communiste. Le peuple a été mystifié…

Puis nos dirigeants ont eu la géniale idée de la directive travailleurs détachés qui consiste à institutionnaliser la mise en concurrence les travailleurs européens entre eux et ainsi faire baisser plus encore le coût des emplois dits non délocalisables (dans le BTP, l’artisanat, le transport routier…).

Ces 40 dernières années, les classes populaires autochtones ont été prises sous le feu croisé des délocalisations, des fermetures d’usines et transferts de technologies, de l’immigration officielle et du regroupement familial, de l’immigration clandestine, de la directive travailleurs détachés (ils seraient plus de 400.000 en France) et aujourd’hui des «réfugiés» dits politiques ou climatiques. Voilà une affaire rondement menée pour déstructurer les classes populaires et briser toute dynamique contestataire, revendicatrice… Pour que plus jamais ne se reproduise un Mai 68 !

A.R. : Il s’agit-là d’évolutions que l’on peut qualifier de «naturelles». Dans un monde ouvert, il est normal que les populations se déplacent, migrent…

Y.B. : Ce sont des décisions politiques. Ce que nous subissons aujourd’hui a été acté et planifié il y a 20 ou 30 ans. Je ne vais pas entrer dans le détail mais quand on s’y intéresse de près, on saisit la logique historique et idéologique de l'enchaînement.

Le Japon des années 70/80 était la deuxième puissance économique mondiale derrière les États-Unis. Ses usines tournaient à plein régime, le chômage était inexistant. Alors que la quasi-totalité de ses voisins asiatiques connaissaient un sous-développement terrible, je te rappelle qu’on mourrait de faim en Chine dans les années 70, et que le Vietnam, la Corée et le Cambodge étaient dévastés par la guerre, aucun immigré n’est entré au Japon. Pas un seul !

A.R. : On ne peut pas comparer le Japon et la France…

Y.B. : Je veux simplement démontrer que le chômage de masse que nous connaissons aujourd’hui relève avant tout de décisions politiques dictées par une idéologie supranationale. Au Japon, il n’y a quasiment pas de chômage. Ce pays envisage même en ce moment d’entrouvrir ses frontières à l’immigration car il manque de bras. En France, nous sommes passés de 500.000 chômeurs au début des années 70 à 6,6 millions d’inscrits à Pôle Emploi en 2018. Les chiffres parlent d’eux-mêmes !

A.R. : Et il s’agirait d’un complot selon toi ?

Y.B. : Absolument ! Nos dirigeants sont coupables de haute trahison envers les classes populaires. Malheureusement, le phénomène est irréversible. Et qu’on ne vienne pas m'accuser de racisme, de xénophobie ou je ne sais quoi qui disqualifierait cette analyse. Là n’est pas le problème. Je ne fais pas de distinction entre l’immigré malien et le travailleur détaché polonais. Qu’il soit blanc, jaune, noir, musulman, bouddhiste, catholique… m'indiffère. Je constate que le plan visant à annihiler les capacités de mobilisation et de revendication a réussi. Aucun parti politique, aucun syndicat, aucune association n’est en mesure de fédérer toutes ces composantes hétérogènes, aux origines et statuts multiples, qui composent aujourd'hui les classes populaires. Plus le temps passe, plus leur dispersion s’enracine et s'intensifie.   

Dans les années 60/70, le Parti communiste était en capacité de mobiliser 50 à 60% des ouvriers, 30 à 40% des employés. Les patrons et le gouvernement redoutaient à juste titre ce contre-pouvoir. Depuis ils ont gagné ! On a perdu. C’est difficile à admettre mais c’est la réalité.

A.R. : Je ne partage pas ta résignation, tu le sais. Comment envisages-tu la suite alors ?

Y.B. : J’ai mis quatre ans à accepter ma défaite, à admettre que mon action était vouée à l’échec. J’en ai fait mon deuil. Actuchomage a fait son temps.

Les mobilisations s’organisent et s’expriment ailleurs. Je ne sais pas où exactement. Mais on a surtout vu qu’elles n’aboutissaient à rien. La grogne sociale accumule les déroutes : Sur la loi travail El Khomri, sur le statut des cheminots… Le mouvement des Gilets Jaunes finira lui aussi pas s’essouffler. «De défaite en défaite, jusqu’à la victoire», disait Mao Tsé-toung. Mais les temps ont changé. Il n’y aura assurément pas de victoire.

A.R. : C’est plus compliqué. Les Bonnets Rouges ont gagné en leur temps !

Y.B. : [Rires] Oui, c’est le meilleur et le pire contre-exemple… Les Bonnets Rouges étaient une poche de résistance encore homogène, constituée pour l’essentiel de Bretons 100% pur beurre, professionnels du transport routier et agriculteurs, agissant dans un espace géographique déterminé… À quelques centaines ils ont fait reculer le gouvernement en détruisant deux ou trois portiques Écotaxe. Depuis, plutôt que de faire payer les camions étrangers qui traversent la France, ce sont les automobilistes français qui paient le milliard d’euros dépensés en pure perte dans l’installation des portiques et les autres milliards investis chaque année dans l’entretien des routes. Le gouvernement sait toujours où trouver l’argent. Dans les poches des cochons payeurs et des vaches à lait…

A.R. : Que va devenir Actuchomage ?

Y.B. : Actuchomage va s’éteindre en 2019. Nous maintiendrons ses forums ouverts tant qu’ils seront utiles. Peut-être encore pendant 6 ou 8 mois. À voir… En attendant l’extinction finale, je tenterai de partager avec celles et ceux qui nous suivent encore mes convictions complotistes. Oui je persiste et signe ! Il n’y a pas de hasard. Ce que nous vivons collectivement, ce que nous subissons, est le plus souvent le résultat de manigances ourdies par des cercles d’influence qu’on appelle les lobbies et les influenceurs du pouvoir profond. Je me suis penché sur la question en 2014, y ai travaillé pendant 4 ans et j’ai découvert, comme d’autres avant moi, que les intentions de nos dominants sont clairement exposées. Quand complots il y a, ils sont revendiqués et souvent annoncés.

Écoute parler Jacques Attali par exemple, qui fut conseiller de Mitterrand, de Sarkozy, de Hollande et qui déclare «avoir fait» Emmanuel Macron, tu comprendras alors qui dirige la France et où elle va. Enfin non, ce n’est pas exact. Tu comprendras là où certains veulent mener la France, de gré ou de force, pour les intérêts des Français promettent-ils mais surtout contre leurs intérêts.

Je finirai sur une déclaration de Nicolas Sarkozy prononcée le 16 janvier 2009 : «On ira ensemble vers ce nouvel ordre mondial et personne, je dis bien personne, ne pourra s’y opposer». Le Président de la République de l’époque admet sans conteste qu’un plan a été établi et que personne ne peut le contrarier. Mais qui garantit que ce plan nous sera profitable ? Certainement pas ce président qui a menti comme un arracheur de dents et qui a fini son mandat à 21% d’opinions favorables !

Cette seule déclaration confirme que le complotisme ne relève pas du fantasme ou de la paranoïa (1).

© AlterView - novembre 2018
 

(1) En 2014, Yves Barraud entame une enquête de 4 ans dans les milieux complotistes au terme de laquelle il sort un essai de 300 pages «Introductions au Complotisme de A à Z». Les personnes intéressées par cette synthèse diffusée gratuitement peuvent se manifester à l’adresse suivante :  Cette adresse email est protégée contre les robots des spammeurs, vous devez activer Javascript pour la voir.  - Objet : Bouquin


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Mis à jour ( Lundi, 14 Septembre 2020 12:49 )