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«On est des précaires recrutés pour accompagner des chômeurs»

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Le marché du placement privé de chômeurs est-il en train de dérailler ? Certains jours, Laurent, conseiller d'insertion professionnelle en région parisienne, n'est pas loin de le penser.

"Je suis écœuré, ça atteint du jamais-vu", lâche-t-il, après être passé par de nombreuses entreprises du secteur. Son employeur actuel, le cabinet Initiative, lui demande parfois de recevoir au même moment dans deux villes différentes d'Ile-de-France, d'éponger lui-même son bureau dans lequel l'eau s'est infiltrée après les nuits de pluie, ou de réparer l'électricité. D'autres employés ont dû payer de leur poche les factures de téléphone ou monter eux-mêmes les meubles.

Entre toutes ces tâches, Laurent tente de faire son job : remotiver des chômeurs éloignés de l'emploi et, si possible, leur retrouver un travail. "Sauf qu'avec 100 demandeurs d'emploi à suivre et 35 heures dans une semaine, je ne vois pas comment je peux leur proposer un rendez-vous d'une heure chacun". Tout cela en contrat de professionnalisation pour à peine plus de 1.800 euros brut par mois, un salaire parmi les plus bas du secteur.

Entretiens dans des appartements

L'histoire d'Initiative se confond avec celle de beaucoup d'autres opérateurs privés de placement (OPP), le nom donné à ces entreprises qui font du placement des chômeurs un business. Basée à Gap (Hautes-Alpes), cette petite entreprise remporte en février un gros marché de Pôle emploi en Ile-de-France et doit ouvrir seize agences en trente jours, à près de 700 kilomètres de son siège.

"Nous passions les entretiens dans des appartements", se souvient une conseillère qui a été licenciée avant la fin de sa période d'essai. "J'ai été recrutée uniquement par mail, je n'ai jamais passé d'entretien", assure Marie, également licenciée depuis. Entre les départs volontaires et les licenciements, près de dix personnes, sur la trentaine recrutée en février, ont quitté l'entreprise, estiment les salariés interrogés par Le Monde —– Franz Rubichon, le gérant d'Initiative, ayant refusé de répondre sur ce point.

Le partenaire d'Initiative pour ce nouveau marché, l'école de commerce niçoise Esccom, a jeté l'éponge juste après avoir commencé les prestations. "Il y avait un vrai décalage entre le cahier des charges et le fonctionnement de terrain", répond par mail Jean-Pierre Buccino, son responsable de la formation continue. Sans compter, ajoute-t-il, "une certitude côté charges fixes et une incertitude côté recettes", la rémunération de l'entreprise étant dépendante des flux de chômeurs envoyés par Pôle emploi. Après ce départ, Pôle emploi envoie son directeur qualité contrôler certains sites parisiens. "Il était effaré par nos conditions de travail. Il s'est étonné qu'on puisse être payé aussi peu", affirme Marie. Mais rien n'a changé.

"Nous sommes parfaitement en mesure de répondre aux demandes de Pôle emploi", défend pourtant le gérant d'Initiative, qui admet tout juste "avoir pris du retard en Ile-de-France en raison de la difficulté de trouver et d'aménager des locaux satisfaisants". Il réfute que les contrats de professionnalisation lui permettent de bénéficier de larges exonérations de cotisations sociales : "Nous les utilisons parce qu'ils permettent de financer des formations bien plus lourdes que pour des contrats classiques".

Pourtant, Pôle emploi impose à tous les prestataires que les conseillers recrutés aient trois ans d'expérience... La direction de Pôle emploi affirme de son côté n'avoir pour l'instant aucune critique à adresser à Initiative. "Nous ne vérifions pas la nature des contrats de travail, ils peuvent très bien recruter en contrat de professionnalisation", explique-t-on. Face au départ d'Esccom, remplacé depuis par un sous-traitant, Pôle emploi avoue également son impuissance.

Un incroyable dumping social

"Le cas d'Initiative est symptomatique d'un marché qui devient un véritable Far West", s'inquiètent Benoît Bermond et Olivier Febvre, représentants de l'Union régionale francilienne des organismes de formations (UROF), qui regroupe surtout les acteurs associatifs du marché. "Les prix ne cessent de baisser, estiment-ils. Des entreprises apparaissent sur le marché, remportent des appels d'offres, passent de 30 à 300 personnes, entrent en Bourse et finissent en liquidation. Tout cela en quelques années."

Deux grosses entreprises du secteur, Claf et Assofac, sont actuellement placées en redressement judiciaire. "Les prix ont baissé de plus de 50% depuis 2005. Il y a un incroyable dumping social", assure de son côté Estelle Sauvat, directrice de Sodie, un gros cabinet qui a perdu bon nombre des derniers appels. Impossible de savoir combien a proposé Initiative pour remporter celui d'Ile-de-France. "Ces données sont confidentielles, mais nous éliminons systématiquement les offres anormalement basses", assure simplement la direction de Pôle emploi.

Au milieu, ce sont les salariés du secteur qui trinquent. De contrats précaires en contrats précaires, ils passent d'une entreprise à l'autre, en fonction de celle qui remporte le dernier appel d'offres de Pôle emploi. Même dans des entreprises importantes comme Sodie et Ingeus, la part de CDD dépasse les 30%. "Il est très difficile de faire des CDI à cause de l'organisation de ce marché", justifie Estelle Sauvat.

"Nous sommes des précaires, recrutés pour accompagner des chômeurs", résume une conseillère passée par plus de cinq entreprises différentes en deux ans. Après son licenciement de chez Initiative, Marie a rejoint une autre entreprise mais a été remerciée au bout de quinze jours : "La direction m'a expliqué que Pôle emploi n'envoyait pas assez de chômeurs."

Dans ces conditions, les dérives sont légion. Dans telle entreprise, il n'y avait plus d'argent pour payer les cartouches d'encre ou Internet. Une autre ne payait pas le chauffage. Pour faire rentrer l'argent à tout prix, certaines donnent pour consigne de faire signer aux chômeurs des attestations pour des entretiens qui n'ont pas eu lieu, mais qui sont la condition nécessaire à leur paiement par Pôle emploi. Il existe même des annonces d'entreprises recrutant sous le statut d'auto-entrepreneur.

Les chômeurs, eux, ont parfois bien du mal à suivre. A Initiative, certains d'entre eux ont changé près de quatre fois de conseiller en douze semaines. "Il n'y a aucun suivi à cause du turn-over des équipes, résume une ancienne de l'entreprise. De toute façon, le suivi des chômeurs n'est clairement pas la priorité." Pour "caser" tout le monde, les entretiens collectifs sont la norme. "Avec les conditions qu'ils proposent, les conseillers qu'ils recrutent ne sont pas tous au niveau", glisse Laurent.

Un marché qui attise les convoitises

Est-ce le résultat de ces dérives ? Les études se multiplient pour montrer que l'efficacité des OPP n'est pas au rendez-vous. Dernière en date, celle de la Direction de l'animation de la recherche, des études et des statistiques (Dares) publiée en janvier, montre que le taux d'emploi durable des demandeurs d'emplois suivis par le privé est inférieur de plus de trois points à ceux suivis par Pôle emploi. Le marché, énorme, ne cesse pourtant d'attiser les convoitises de plus en plus de cabinets : Pôle emploi a dépensé 372 millions d'euros pour les OPP en 2011. En 2012, de 100.000 à 300.000 chômeurs devraient être suivis par un de ces opérateurs.

Face aux dérives du système, la direction de Pôle emploi assure réfléchir à l'introduction de clauses sociales dans ses appels d'offres. "Mais le code des marchés publics est très strict, on ne peut pas exclure d'office un acteur, même si ses pratiques nous déplaisent", défend-on. Peu à peu, la durée des marchés s'allonge afin de permettre aux entreprises de titulariser leurs équipes.

"En Grande-Bretagne, les marchés durent quatre ou sept ans et sont reconduits tant que les prestataires sont efficaces. Pôle emploi devrait arrêter d'être aussi tatillon sur les moyens et mesurer plutôt notre performance selon le placement. Je ne connais pas, par exemple, le taux de placement de mes concurrents. Impossible de savoir si je suis meilleur qu'eux", défend Bénédicte Guesné, directrice d'Ingeus France, une multinationale du placement de chômeurs.

Les dirigeants de l'UROF plaident eux pour une rupture totale avec "la logique des appels qui ne peut qu'entraîner des dérives sur un service relevant pourtant de l'intérêt général". En attendant, Laurent s'accroche à son contrat. "Je vois bien que cela va mal pour Initiative, mais il me manque quelques trimestres pour ma retraite..."

(Source : Le Monde)

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