Polytechniciens, énarques… et malgré tout chômeurs

Mardi, 10 Janvier 2012 08:22
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Enquête sur les ultra-diplômés, ces "chômeurs de luxe" que la crise n'épargne pas non plus.

Il y a un an, Philippe, stratège en financement et gestion des risques du bilan, disposait "du salaire de quelqu'un qui peut faire gagner plusieurs dizaines de millions d'euros à une société, certaines années". Aujourd'hui, il a supprimé les sorties et voit plus petit pour la location de vacances. Ce jeune quinquagénaire lesté de diplômes (Essec et DEA d'économie et finances à Dauphine) a connu entre-temps une OPA sur son entreprise, une nouvelle équipe dirigeante qui voulait du sang neuf. Remercié. Depuis janvier 2011, il cherche du travail. "Dans la situation actuelle, j'anticipe le fait que cela puisse durer..."

Avec leur diplôme de Polytechnique, de l'ENA, de l'Ecole centrale, des Ponts ou des Mines, d'HEC, de l'Essec ou de l'ESCP, ils se croyaient à l'abri. Erreur. Quand le chômage touche 2,8 millions de personnes, ces ingénieurs et commerciaux de haut vol, postés aux commandes des entreprises, ne sont plus totalement épargnés.

On ne les dit pas "chômeurs", cela va de soi. Trop dévalorisant. Mais "hors poste", "en transition de carrière", "en évolution professionnelle", en "rebond" ou "repositionnement"... Les écoles qui ont fait d'eux l'élite économique, quand elles daignent s'exprimer sur le sujet, manient les litotes précitées. Et minimisent, histoire de défendre la valeur du diplôme. Toutes ont pourtant mis en place des ateliers de recherche d'emploi.

"Je suis inquiet pour 2012"

A Centrale-Carrières, "le chômage n'est pas un problème en ce moment. Les postes qu'occupent nos diplômés sont très liés à l'investissement, qui n'a pas été arrêté". A l'association des anciens d'HEC, Alain Nebout "communique très peu sur les services d'aide que développe l'école pour les diplômés hors poste". Avant de consentir : "Je vois des gens dans ce cas... Ce n'est pas évident de rebondir dans une situation morose". Même l'ENA s'avoue concernée, à petite échelle. "Les anciens élèves passés dans le secteur privé sont un peu plus nombreux qu'auparavant à être hors poste, et à venir nous voir, au Service carrières."

Dans ces pôles carrières des grandes écoles, comme dans les cabinets d'outplacement (de reclassement) spécialement consacrés aux dirigeants, chacun retient son souffle. Oui, la crise affecte déjà les ultra-diplômés — surtout dans les secteurs de la finance et des assurances. Mais pas encore dans les proportions de 2002-2004, après l'éclatement de la bulle Internet, ni dans celles de 2009. Oui, tout se fige dans l'attente de la présidentielle et des effets de la crise financière. "Comme tous les responsables d'associations de grandes écoles, nous confie celui d'HEC, je suis inquiet pour 2012 après le retournement important de cet été. Il y a toujours une année de décalage avec le démarrage de la crise..."

7 à 10 mois pour retrouver un emploi, parfois plus d'un an

Combien sont-ils, ces polytechniciens, centraliens, diplômés d'HEC et consorts au chômage ? Une goutte statistique, sans doute, dans l'océan des grands diplômés. Mais le fait même qu'ils soient plusieurs centaines (selon les professionnels du reclassement), qu'ils mettent désormais 7 à 10 mois pour retrouver un emploi lorsqu'ils sont bien accompagnés, pas loin d'un an et demi sinon, est révélateur. Le cabinet d'outplacement L'Espace Dirigeants suit actuellement 73 ultra-diplômés. Dirigeants et Partenaires, un concurrent, une centaine "dont cette année deux ou trois énarques". Une autre centaine fréquente le réseau d'entraide Daubigny. Dans le réseau Oudinot, ils sont plus nombreux encore.

De drôles de chômeurs aux costume et langage tirés à quatre épingles, qui citent trop de chiffres ("On ne se refait pas"), vous disent quoi lire ou écrire sur le sujet, auto-analysent leur situation au regard de la conjoncture financière… et requièrent l'anonymat absolu. "Nous sommes en fragilité", disent-ils. Hervé, 46 ans, diplôme de Polytechnique et thèse d'informatique aux Etats-Unis, sorti sur plan social après 19 ans dans le même grand groupe industriel, pensait "retrouver immédiatement, ou au maximum en six mois". Il cherche très activement depuis un an. "J'ai été surpris." Comme Charles, 50 ans, centralien et diplômé en management d'une université américaine, passé par "cinq entreprises en 25 ans". "Entre deux, j'ai parfois connu des trous de quelques mois, mais pas l'équivalent d'aujourd'hui." Nathalie, polytechnicienne de 36 ans, est "pour la première fois en attente", depuis mars, après une rupture conventionnelle cachant un licenciement économique. Elle œuvrait depuis onze ans dans le financement de projets. "J'ai des inquiétudes. Depuis que je suis partie, la crise s'est aggravée." Christophe, 47 ans, Polytechnique et Sup-aero, cherche depuis six mois, viré par sa société en difficulté : "Ça secoue un peu. Je n'imaginais pas connaître le chômage." Exactement les mêmes termes de Gauthier, 43 ans, HEC, qui ajoute "pas facile à vivre" et "inquiétude extrême".

Le choc du licenciement

Des blocs de confiance soudain fissurés. Tout leur avait toujours réussi. Milieux familiaux souvent aisés, parcours scolaires brillants, premier poste trouvé sans chercher, carrières fluides... Jusqu'au choc du licenciement. Ils travaillaient 13 heures par jour et, d'un coup, tout s'arrête. Voilà venu le temps du "doute", d’"un changement de perception, de la société et de soi-même". Parfois radical quand on est, comme Charles, "produit de la méritocratie à la française, premier de la classe, élevé dans l'idée que la compétence et le travail sont récompensés". "Dans le monde de l'entreprise, sait-il désormais, ce sont les malins, les intrigants qui gagnent. Il ne faut pas avoir confiance : quand elle n'a plus besoin de vous, elle vous lâche brutalement."

Le temps, aussi, où ces ex-salariés à six chiffres (dans les 100.000 euros annuels), même généreusement indemnisés par leur ex-entreprise et au plafond des indemnités chômage (6.200 euros/mois), réduisent les heures de femmes de ménage. Tout en ayant conscience qu'il serait de mauvais aloi de se plaindre... "Au tiers du revenu précédent, cela ne peut pas durer très longtemps, compte Philippe dont les quatre enfants fréquentent l'école privée. Tout cela mine l'ambiance familiale. C'est un peu "No future". L'un de mes fils, à qui je disais de travailler, m'a répondu : "Tu as vu où ton diplôme t'a mené, toi ?" La vie sociale, bien sûr, s'en ressent. Charles va "toujours dans les galas où l'on peut rencontrer des gens intéressants pour la recherche". Mais évite les dîners. "La commisération, les commentaires soi-disant aidants. En fait, on met les gens mal à l'aise, ils projettent sur nous leurs propres peurs."

Excellents étudiants, mauvais chômeurs

Paradoxalement, ces têtes bien faites présentent quelques handicaps dans la position de demandeurs d'emploi. Pour la plupart, ils n'ont jamais cherché. Ne savent donc pas "se vendre" — les ingénieurs surtout. Ils ont de trop grosses prétentions salariales pour les PME. Font peur à ceux qui les embauchent ("Ne va-t-il pas m'évincer ?"). En poste, ils ont négligé d'entretenir un réseau. "Ils sont pris au dépourvu, résume Loïc Bertrand, à la tête de Dirigeants et Partenaires. Ils vivaient dans la croyance que leur diplôme les protégeait. Et ils sont souvent restés de longues années dans un seul grand groupe." "Ils sont très peu en empathie, en écoute de l'autre, ce dont ils ont pourtant besoin dans leur recherche, complète son confrère de L'Espace Dirigeants. En France, on dirige sans écouter ses équipes."

A contrario, la grande école d'origine leur apporte sur un plateau des offres d'emploi (via notamment le site Manageurs.com, réservé à ces diplômés). De belles opportunités de réseautage avec d'anciens camarades haut placés. Leur milieu social leur ouvre bien d'autres réseaux : cercles, associations d'écoles privées prestigieuses, franc-maçonnerie... Surtout, l'entreprise qui les a licenciés s'est souvent dédouanée en leur offrant les services d'un cabinet d'outplacement. A voir évoluer ces "hors poste" dans les bureaux parisiens cossus de L'Espace Dirigeants, échanger aimablement un café à la main avant de s'installer dans un canapé pour lire la presse économique, on perçoit l'effet thérapeutique de ces structures qui justifient à elles seules de quitter le matin la maison en costume. Bilan de compétences, construction d'un projet professionnel réaliste, coaching... Les dirigeants en quête de rebond s'y rassurent et s'y transforment en experts ès-réseautage.

La "stratégie de l'escalier"

Les petites annonces pour managers, les candidatures spontanées ne donnent rien, les chasseurs de têtes préfèrent débaucher les professionnels en poste... Pour être informé le plus tôt possible d'un emploi à pourvoir, évitant ainsi la mise en concurrence, rien de tel que le réseautage. Et là, le diplôme retrouve tout son sens. Quand Hervé écrit à un "cher camarade" avec l'adresse Internet que lui fournit à vie Polytechnique, il a "deux tiers de chances de décrocher un rendez-vous, contre un tiers habituellement".

Impressionnants, l'énergie et le professionnalisme que ces ex-cadres dirigeants mettent dans leur recherche d'emploi. Hervé, sur son iPad, nous montre la base de données sophistiquée qu'il a développée afin d'animer son réseau, de garder mémoire de qui il a vu, quand, de ce qui s'est dit, des contacts fournis, de quand et comment il a remercié, de qui il doit relancer... "Si je revenais à mon ancien poste, j'y serais bien meilleur qu'avant. Cette recherche m'a enrichi, m'a ouvert les yeux sur le monde de l'innovation technologique." Car Hervé est devenu membre d'une association de business angels, qui évaluent les projets de start-up. Il a aussi créé une société de conseil pour pouvoir présenter une carte professionnelle en entretien, question d'image, et décrocher des missions. Qui se renouvelleront peut-être, déboucheront, qui sait, sur un CDD, un temps partiel...

La "stratégie de l'escalier", comme disent les spécialistes de l'outplacement. A 50 ans et plus, le CDI devient illusoire. Il est plutôt question de dispenser du conseil en indépendant ou de se muer en "manager de transition" placé temporairement par un cabinet. Olivier de Conihout, qui a cofondé L'Espace Dirigeants après avoir été un temps sur le carreau malgré son diplôme de Polytechnique, porte depuis peu aux élèves de l'école ce discours nouveau : "Vous pouvez vous trouver au chômage, préparez-vous à changer, entretenez votre réseau." Le chômage comme élément constitutif de toute carrière. Y compris de polytechnicien.

(Source : Le Monde)

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Mis à jour ( Jeudi, 12 Janvier 2012 14:00 )