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Prise d'otages à Pôle Emploi, ou le quart d'heure de célébrité

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Un millier de chômeurs qui manifestent à Paris ne font pas la Une des JT. Mais un chômeur désespéré qui prend des gens en otage, ça, c'est du nanan !

Il a réussi son coup qu'il préméditait depuis l'été : Christian Denisot, 45 ans, informaticien au chômage en galère depuis dix ans [1], s'est présenté hier matin au rendez-vous que lui avait fixé Pôle Emploi, dans le 11e arrondissement de Paris. Puis, à l'aide d'un Beretta factice très bien imité, il a séquestré trois heures durant la directrice de l'agence et son adjoint.

Dans un manifeste communiqué par e-mail à Rue89, il a dévoilé les raisons de son geste. A noter que, sur 17 pages, seules cinq sont consacrées à son douloureux vécu de précaire, sa difficulté à retrouver un CDI et le mépris auquel il se heurte… le reste n'étant qu'un délire sur des "groupuscules sionistes violents" qui agiraient en France "en toute impunité". On est loin, très loin des vraies causes du chômage qu'il aurait pourtant été, à cette occasion, pertinent de dénoncer.

Résultat, Christian Denisot passe pour un gentil déséquilibré et, malgré des réactions unanimement indulgentes à son égard, c'est le terme de «forcéné» qui revient dans les titres de la presse.

Christian Denisot l'a dit : «Je veux une publicité nationale». Il a d'ailleurs accordé l'exclusivité à la rédaction de Rue89, qu'il a contactée immédiatement et avec laquelle il est resté en ligne durant toute l'opération. Sans compter le déploiement de forces de l'ordre dans la rue Pelée qui a attiré de nombreux photographes et caméras de télévision. Ainsi, Christian Denisot a-t-il suivi en direct la médiatisation de son acte et savouré son «quart d'heure de célébrité». Grâce à lui, Pôle Emploi recrutera des vigiles...

Qu'il ne s'illusionne pas : demain, il finira devant un tribunal qui le lui fera payer [2]. Tout juste aura-t-il droit à un petit entrefilet dans la rubrique "faits divers" et, comme tous les autres, il sombrera dans l'oubli.

Plus les chômeurs sont nombreux, moins on parle d'eux

Ça fait un moment qu'on le dit. En France, c'est du bout des lèvres que les médias traditionnels se sentent obligés d'évoquer les chiffres mensuels de la Dares/Pôle Emploi ainsi que les chiffres trimestriels de l'Insee. Hormis quelques incontournables qu'ils se font un devoir de survoler pour ne pas affoler M. et Mme Michu, ils pratiquent l'omerta sur l'actualité sociale en nous abreuvant d'écrans de fumée : une tendance que nous avons remarquée depuis l'élection de Nicolas Sarkozy en 2007, et qui atteint son apogée depuis deux ans. Les Français ne sont pas les seuls à s'être appauvris : l'information aussi !

Le contraste est frappant. Avant, les journalistes [3] s'emparaient volontiers de certaines affaires que nous, petit site spécialisé sévissant depuis 2004, leur soumettions. Désormais, tout contact vaut lettre morte. De même, nous étions régulièrement sollicités pour témoigner/participer à des émissions : aujourd'hui, on nous ignore.

A la télévision, dans la bouche de ceux qui la monopolisent — éditorialistes, "experts" et hommes politiques —, chômage est un mot noir qu'il faut éviter de prononcer. Sauf pour les stigmatiser (le chômeur profiteur, sinon agresseur) ou faire pleurer dans les chaumières (le chômeur miséreux), les intéressés n'ont pas droit de cité dans le cercle très fermé des médias. Privés de parole car considérés comme dénués de raisonnement et d'esprit d'analyse (la preuve…), ils sont objets et non sujets. Pour se faire entendre, il faut donc frapper fort ou faire montre d'originalité.

L'individuel contre le collectif, l'infotainment contre la question politique

C'est pourquoi, depuis quelques temps, on assiste à des initiatives personnelles de chômeurs souhaitant se démarquer : une prime offerte à l'employeur qui m'embauchera en CDI, mon «WebCV en soldes», ma candidature sur un panneau publicitaire géant ou mon CV sur des boîtes de pizzas, voire le «Super Candidat» qui organise un "salon de l'emploi" de 5.000 m2 pour lui tout seul... Opportunistes et/ou ridicules, ces initiatives leur permettent de jouir de ce «quart d'heure de célébrité» tant convoité, pour un résultat plus ou moins vain. Elles sont relayées par des médias en quête de facilité, friants de ces mignardises tant que le problème du chômage n'est pas abordé tel qu'il devrait l'être, c'est-à-dire sous son angle politique et économique.

Pour preuve, samedi dernier : la 9e manifestation annuelle des chômeurs et des précaires n'a trouvé aucune grâce aux yeux des journaux télévisés. Pourtant, ils étaient un millier à défiler entre Stalingrad et place Clichy, soutenus par quelques élus de la République, et à exposer clairement les raisons de leur colère. Qui s'est donné la peine d'écouter leurs revendications ? Qui s'est donné la peine d'interviewer les représentants des associations de chômeurs ? Personne (ou presque) !

Ils étaient un millier seulement, et on le comprend : année après année, alors que le chômage et la précarité explosent, ils sont de moins en moins nombreux à participer parce que cet événement, déjà coûteux pour les organisateurs, est censuré par les médias traditionnels qui s'emploient à étouffer la portée des mouvements sociaux. A quoi sert-il d'aller manifester sous la pluie si personne ne va en parler ? On l'a compris : pour exister, il faut assurer sa propre médiatisation, créer son site ou son blog, tourner ses propres vidéos et les diffuser via des plateformes comme Youtube ou Dailymotion.

Et les chômeurs qui se suicident, s'en soucie-t-on ? La mort sociale tue à petit feu, et surtout en silence. Seuls les démarches sensationalistes, loufoques et surtout apolitiques, retiennent l'attention. Pierre Haski, rédacteur en chef de Rue89, le reconnaît : Christian Denisot a «appelé notre site pour… mieux atteindre la télé !» «Je veux des gros médias, pour valider nationalement», lui a-t-il dit franco. Et Pierre Haski d'en déduire que «cette approche subtile de la médiatisation à plusieurs niveaux est révélatrice de notre époque, au point que certains, sur Twitter, aient pu parler de "preneur d'otages 2.0", conscient du poids et de la force d'Internet mais aussi des pesanteurs de la société traditionnelle». Une pesanteur qui méprise ouvertement le peuple, pilotée par des médias aux ordres qui sacralisent l'individualisme au détriment des luttes collectives, verrouillent l'information, déforment la réalité, nous abreuvent de pensée unique — “There is no alternative” — et entretiennent l'ignorance (donc le désespoir), mettant notre démocratie en danger.

Sophie HANCART


[1] En effet — et nous en savons quelque chose ici à Actuchomage pour en avoir été victimes —, le «retournement conjoncturel» de 2001 a privé d'emploi quelque 450.000 personnes en deux ans… une catastrophe. Fin 2003, la France comptait plus de 10% de chômeurs ! C'est à cette période que le phénomène de "séniorisation" des demandeurs d'emploi dès l'âge de 40 ans a vu le jour. Nombre d'entre eux, discriminés sur le marché du travail, ont goûté aux joies du chômage de longue durée et de la pauvreté. Nombre d'entre eux ont également compris qu'à partir de ce moment, ils ne pourraient plus gagner leur vie en travaillant et n'ont connu que la précarité.

[2] On se souvient de Michel Bayle qui, en octobre 2005, avait tenté de s'immoler par le feu dans une ANPE de Gironde suite à une radiation abusive. Ce geste désespéré lui a valu quatre mois de prison avec sursis et deux ans de mise à l'épreuve avec "obligation de soins" (car c'est lui qui était malade, certainement pas notre société). Lors de son jugement, la présidente lui a dit : «Si tous les demandeurs d'emploi faisaient comme vous...»

Plus récemment, le chômeur de longue durée Jean-Claude Bouthemy comparaissait au Tribunal correctionnel de Rennes pour avoir taggué «ALINÉA 5 un EMPLOI pour CHACUN» sur le mur de l'agence de Fougères. Le Procureur a requis contre lui une amende de 400 euros + 1.000 euros à verser à Pôle Emploi en réparation de la dégradation, alors qu'il survit à l'ASS (15,37 €/jour).

[3] Cette profession est, elle aussi, massivement touchée par le chômage et la précarité. Le pouvoir de décision y est de plus en plus concentré et corrompu.



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