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Quand la politique du chiffre gangrène aussi la CAF

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A la Caisse d'allocations familiales de Nancy, on est viré pour «insuffisance professionnelle», à moins d'abattre du dossier. Une employée raconte.

Dorothée aime son job de technicienne conseil. Tous les jours, elle contrôle et gère les droits d'allocataires. Ce n'était pas une vocation, certes, mais au fil des années passées là-bas, elle a appris à aimer. D'ailleurs, elle me le répète plusieurs fois, pour que je n'oublie pas de le mentionner. Plus que tout, elle ne veut pas que son témoignage soit un règlement de comptes. Dorothée veut seulement que les gens sachent. C'est tout.

A la CAF de Nancy, quatre salariés sont actuellement en procédure de licenciement pour «insuffisance professionnelle». Jeudi 7 juillet, Dorothée s'est mise en grève 55 minutes, comme la moitié de ses collègues. Par solidarité, mais aussi pour protester contre une politique du chiffre qu'elle estime inhumaine. Quand elle me contacte la première fois pour publier son témoignage, elle est plutôt directe : «Moi aussi, je suis incompétente».

Ce mardi matin, l'accueil de la CAF était fermé. Ils ne sont plus 150 grévistes comme le 7 juillet mais le mouvement devrait se poursuivre, au moins jusqu'à la décision finale. Pour Dorothée, gréviste ou pas, tout le monde se sent concerné, parce que c'est quotidiennement que la hiérarchie laisse planer la menace d'une rétrogradation ou d'un licenciement, pour «insuffisance professionnelle».

Des accusations sans fondement pour Philippe Debié, directeur adjoint de la CAF de Nancy. Joint par Rue89, il reconnaît certes un souci de productivité de plus en plus important, mais rejette l'idée d'un harcèlement quotidien : «Nous avons un principe : lorsqu'un employé a passé sa période de probation, on ne le licencie pas, même s'il a de grosses difficultés. Avant, nous étions plus indulgents. Mais avec les réductions de personnel qui nous sont imposées, on a haussé notre niveau d'exigence».

«Rappeler des objectifs, ce n'est pas du harcèlement»

Dorothée doit traiter jusqu'à 35 dossiers par jour, ce qu'elle juge comme une incitation à bâcler son travail. Là, elle en est à 27 dans ses bons jours. Trop loin des objectifs fixés, mais suffisamment proche de l'incompétence pour laquelle ses quatre collègues techniciens conseil – qui en sont à une vingtaine en moyenne – risquent d'être évincés.

Chaque matin, en arrivant au bureau, elle a peur que ses responsables finissent par la démasquer en se penchant sur ses résultats. Elle s'estime chanceuse d'échapper encore à «l'audit humain», fait d'entretiens et de rappels à l'ordre quotidiens, si violents, si humiliants. Là encore, Philippe Debié ne comprend pas : «Rappeler des objectifs à son personnel, ce n'est pas du harcèlement».

On s'y bat pour les dossiers les plus simples, les plus rapides

Mes premiers échanges avec Dorothée se font par e-mail. C'est un ami à elle qui prend d'abord contact avec nous, seul moyen qu'il a trouvé pour la convaincre de témoigner. Il a peur pour elle, et pour cette CAF, qu'il estime tout près d'un scénario similaire à celui de France Télécom.

Trois jours plus tard, elle prend le relais, sous le pseudonyme de Dorothée. Elle accepte de parler de pression, de harcèlement et des idées reçues aussi. Non, un technicien conseil n'est pas fonctionnaire. Il a un CDI, et peut «aussi sauter». En fait, il travaille pour le service public, mais au sein d'une structure privée. Et non, leur travail n'est pas si simple.

A cause de la culture du chiffre, les employés se battent entre eux pour les dossiers les plus simples et les plus rapides. Pour rester dans la course, ne pas se laisser distancer. Tant pis pour les allocataires aux cas plus problématiques, et l'esprit d'équipe. Ici, c'est du chacun pour soi, déplore-t-elle. Chaque employé s'isole et finit par voir son collègue comme un concurrent, un ennemi.

«A moyen terme, c'est une mesure rentable pour tout le monde»

«Rien ne va plus», disent les plus anciens du service. Les employés les plus âgés craquent, jusqu'à pleurer parfois. Ils n'arrivent plus à supporter les cadences et les changements incessants de «process». Le bruit court que les objectifs seront revus à la hausse tandis que beaucoup réclament plus d'effectifs pour satisfaire les allocataires. Philippe Debié tempère : «On nous impose des réductions d'effectifs. Un employé sur deux n'est pas remplacé. La direction ne peut pas faire autrement».

Dorothée ne sait pas trop. Il y a tellement de rumeurs. Mais comment faire quand la plupart des techniciens conseil ne réalisent pas les objectifs ? En plus, si quatre d'entre eux partent, il faudra les remplacer. En septembre, dit la direction : «A court terme, oui, il y aura plus de travail pour les autres. Mais s'ils ne sont pas performants, ils pénalisent déjà leur service. Donc à moyen terme, c'est une mesure nécessaire et rentable pour tout le monde».

La jeune femme appréhende le stress. Qui les formera ? Qui les encadrera ? Quand Dorothée a fait sa formation il y a quelques années, ils étaient à peine une dizaine d'apprentis. Aujourd'hui, ils sont en moyenne une trentaine.

Les allocataires aussi pètent les plombs

Les allocataires sont les premières victimes. Il y a ceux qui prennent leur mal en patience, et d'autres qui pètent les plombs. Il arrive que des écrans d'ordinateurs volent à travers la pièce, ou que des mécontents menacent de revenir plus tard, à la fermeture.

La CAF peut déposer plainte. Mais le mal est fait, avec l'impression pour la jeune femme que son métier a perdu toute son essence. Le ras-le-bol, des deux côtés.

L'«insuffisance professionnelle», motif fourre-tout pour licencier ?

Dorothée assure que deux des quatre salariés en procédure de licenciement partiront, quoi qu'il arrive. Et jure que la direction ment quand elle dit qu'au bout d'un an de formation et de six mois de stage probatoire ensuite, elle n'a pas décelé leur «insuffisance professionnelle». Pourquoi attendre la fin de leur stage pour leur signifier qu'ils ne font pas l'affaire ?

Philippe Debié considère au contraire que la procédure est normale : «Nous n'avons plus droit à l'erreur. Nous avons renouvelé leur période probatoire de trois mois, ce qui est en soi un signal».

«De toute manière, au bout de ces six mois, la plupart n'atteignent pas les objectifs fixés», assure Dorothée. Elle le sait car elle est aussi est passée par là. L'apprenti technicien conseil est sur le terrain. Il traite des dossiers, comme les autres. Moins certes, mais il est productif. Alors, comme elle l'entend ici et là par des collègues, il se pourrait que l'«insuffisance professionnelle» soit en réalité le motif fourre-tout qui permette de licencier.

Vendredi 15 juillet, Dorothée reprend contact avec moi. Pas de grève aujourd'hui. Mais un collègue d'une autre unité lui dit entre deux portes que pour l'un des quatre employés en procédure de licenciement, c'est un clash avec la direction qui serait à l'origine de sa situation. La pomme de discorde : les primes.

Des primes au copinage ?

L'attribution des primes se fait par des points de compétence. Chaque service a à sa tête un responsable d'unité, et un quota de points qui déterminent le montant des primes annuelles pour l'équipe. Dans la majeure partie des cas, Dorothée souligne que la répartition se fait au copinage avec le chef, de telle sorte que les mêmes touchent toujours des primes quand les autres se sont résignés.

Les plus frustrés emmagasinent les preuves pour prouver toute l'injustice de la démarche. «Ils n'ont tout simplement pas réalisé leurs objectifs», avance la direction, relayée par Philippe Debié : «Avant l'octroi de primes, il y a une fiche qui motive l'attribution par le responsable avec des critères bien précis validés par la direction. C'est tout simplement inconcevable. Mais je peux comprendre que sous le coup de la déception, certains employés réagissent comme ça, et disent ce genre de choses».

Dorothée n'en touche pas. A son rire, je comprends qu'elle s'est résignée. Elle fait 39 heures par semaine pour un peu plus du Smic, sur 14 mois. Les objectifs et l'exigence ne la dérangent pas. Le salaire non plus d'ailleurs. Et quand son ami lui dit de chercher ailleurs, elle est réticente. Elle aime bien son job. Le plus paradoxal est qu'elle assure que la majorité de ses collègues sont motivés. Chaque jour, ils ont l'espoir que les choses changent.

Tout en haut, la direction reste inflexible. Même durant la grève, où elle aurait qualifié les doléances de son personnel de «fantasmes». Dorothée n'en veut pas à ses supérieurs personnellement. C'est le système qu'elle dénonce. La direction, elle, ne fait qu'appliquer.

(Source : Eco89)

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Mis à jour ( Mardi, 19 Juillet 2011 14:19 )  

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