Il est beau, mon chômeur, il est beau !

Vendredi, 16 Avril 2010 00:46
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Le chômeur en fin de droits étant à la mode, notre association est devenue une agence de casting. Zoom sur des procédés plus ou moins détestables.

Alors que, depuis le début de la crise, le chômage explose, nous avons remarqué qu'il figure, de manière inversement proportionnelle à son ampleur, parmi les sujets d'actualité les moins traités, au profit de polémiques diverses et autres écrans de fumée dans lesquels s'engouffre avec délectation une profession moutonnière, quand elle n'est pas aux ordres d'un gouvernement qui fait semblant de lutter contre ce fléau...

Mais, hormis l'incontournable annonce des statistiques officielles, voici que la "bombe sociale" du million de chômeurs qui, cette année et du fait de la crise, n'a pas retrouvé de boulot et va perdre ses allocations, ne peut échapper aux grands titres. Faute de susciter l'intérêt du marché de l'emploi, les voici courtisés par le marché de l'info !

Ignorés d'habitude (bien que nous ayons un cerveau et, depuis 2004, une expertise solide du phénomène), radios et télévisions nous appellent… à la recherche de chômeurs un peu "mûrs" mais pas trop : il leur faut des "fins de droit" qui arrivent à l'issue de leur durée d'indemnisation, perchés au bout du plongeoir qui va les faire basculer dans la pauvreté, et non des chômeurs de très longue durée qui vivent cette expérience depuis plus longtemps, savourant ainsi les joies de la décroissance forcée et l'art de la survie à l'ASS ou au RSA. Donc, du "pas frais" mais pas du "blet" !

Le chômeur-objet

Sinon, il leur faut du chômeur aux prises avec l'administration (Pôle Emploi, CAF, Conseil général…) ou du chômeur pauvre qui, tel un épouvantail à salariés - Voyez ce qui vous attend si vous osez vous rebeller au travail! -, sera filmé dans le cadre de son éprouvant exercice de survie au quotidien. Entre reportage digne et sensationnalisme, la vigilance s'impose. On nous accorde enfin un peu de visibilité mais le résultat est souvent décevant, voire empoisonné.

Donc, les appels à témoins se succèdent : France 2, Europe 1, RFI et Lemonde.fr, France Culture, France Info, quelques journalistes indépendants... Tant et si bien qu'on a l'impression qu'en ce moment il y a plus de journalistes que de chômeurs sur nos forums !

Hélas, pour l'avoir fréquenté régulièrement depuis six ans, nous connaissons les us et coutumes de ce petit monde. Bien que d'expérience nous nous évertuons à trier les sollicitations afin de ne pas léser/blesser les rares volontaires - les émissions racoleuses de type M6 sont d'office rejetées, pas question d'alimenter le pathos ou de vider le sujet de sa substance première -, nous ne sommes pas à l'abri des mauvais coups de la part des plus "sérieux".

Le chômeur jetable

Par exemple, Envoyé Spécial. Ils débarquent chez vous, vous leur consacrez du temps et en plus, comme ils ne peuvent se contenter de la seule pertinence de votre témoignage car il leur faut beaucoup d'images, vous vous prêtez aux mises en scène qui illustreront vos propos (le chômeur à Franprix, le chômeur à la bibliothèque et dans la rue). Puis au final, pour les besoins de France 2, le sujet sera édulcoré, voire mis en attente sans qu'on vous informe de la suite. En gros, plus de nouvelles !

Autre exemple récent : RFI. Une radio réputée pour sa rigueur. La journaliste (précaire, obligée de cumuler d'autres piges et tributaire de l'incompétence de ses supérieurs) nous sollicite pour récolter des interviews de chômeurs en fin de droits, dont les extraits rythmeront le débat entre un sociologue et une représentante de notre association. Puis, à la dernière minute, la date d'enregistrement de l'émission est reportée d'une semaine. Puis, entre temps, on vous fait comprendre que le producteur de l'émission, plutôt qu'une représentante d'une association de chômeurs, préfèrerait inviter… un syndicaliste. Puis, à la dernière minute, l'enregistrement de l'émission est avancé de 48 heures et vous n'êtes, justement, pas du tout disponible ce jour-là. Moralité : nous leur avons facilité la tâche pour la basse besogne; quant à notre légitimité d'experts, elle est une fois de plus passée à la trappe.

Une autre petite pour la route : Europe1. La journaliste appelle vers 11h : elle cherche un chômeur en fin de droits tout frais qui témoignerait de sa situation et serait capable, à chaud, de lui donner son sentiment sur les dernières mesures annoncées par Nicolas Sarkozy. Bien sûr, c'est pour l'après-midi même, et il faut en plus que le témoin réside en région parisienne...

Tout cela n'est ni fait ni à faire, mais il y a pire ! Voici la cerise sur le gâteau.

Le chômeur mouton

C'est ce savoureux article d'Acrimed, observatoire indépendant des médias, qui m'a mis la puce à l'oreille => LIRE ICI.

Depuis deux jours, moi aussi, je suis sollicitée par Téléparis, société de production audiovisuelle, afin de participer à cette émission en direct qui se déroulera mercredi soir. L'objet du scandale, c'est l'accès à la culture pour les plus démunis. J'ai le profil : responsable d'un site et d'une association de chômeurs & précaires au nom desquels je peux m'exprimer, chômeuse à l'ASS (450 € par mois) et ancienne licenciée d'une grande maison de disques (on reste dans la "culture"). Parfait ! J'en bêle de joie.

Or, suite à mes réticences exprimées au téléphone (je n'aime pas cette émission mais, puisqu'on m'y invite et que le benchmarking est à la mode, je souhaite plutôt parler de l'Allemagne, qui vient d'être condamnée par son Conseil constitutionnel à réviser son système d'allocations "Hartz 4" d'ici la fin de l'année car celui-ci est jugé «indigne» et anticonstitutionnel, car il ne garantit pas à chacun «un minimum de participation à la vie sociale et culturelle» du pays. A quand, en France, le respect de notre propre Constitution vis-à-vis de nos Smicards, précaires, chômeurs et minima sociaux ?), mon interlocuteur déploie moult stratagèmes afin que j'atteigne son quota de questions à soumettre aux deux invités vedette.
Voici son courriel, reçu il y a quelques heures :

Je voudrais Sophie que vous me racontiez votre histoire, votre parcours mais aussi votre réflexion.

Voici quelques pistes de questions que vous pourriez poser à Michel Drucker et à Frédéric Mitterrand :

- Question culture trop chère : Je veux bien lire le dernier Modiano mais c'est 16 euros, aller voir "La rafle" ou le Tim Burton mais c'est trop cher!
Exemple chez Drucker CHAQUE ÉMISSION = 150 EUROS ! EX : le 4 avril (Camping 8 €, Concert Souchon 40€, DANY BRILLANT 11€ le CD 35€ la place, Huster 14€ le livre, 36€ la pièce, Delerm 11€ LE CD…)

- Question financement/suppression publicité : C'est l'état qui va financer la suppression de la pub sur le service public avant 20 H! 405 millions on pourrait peut-être mieux les utiliser non?

- Question télé-réalité Mitterrand : La télé-réalité me pose un problème, les candidats sont grassement payés et vraiment ce n’est pas un bon modèle pour notre jeunesse: on nous fait croire que pour réussir il faut faire de la télévision, la TV c’est la solution à tous nos problèmes! Mr Mitterrand vous ne vous êtes jamais vraiment prononcé sur la téléréalité ou alors vous lui avez trouvé un certain charme. «La ferme célébrités» franchement c’est charmant?

Qu'est ce vous en penser, il faut 05 ou 05 questions à poser à l'un et à l'autre.

N'hésitez pas à m'appeler,

Je me tiens à votre entière disposition,
Cordialement,
XXXXXXXXX XXXXXX
Programmation
TELEPARIS
04, Bis rue Descombes
75017 Paris
01 XX XX XX XX
06 XX XX XX XX


Donc, il me suggère ouvertement les questions qu'il faudrait que je leur pose.
C'est-y pas énorme ?

J'ai bien pensé endosser ma veste en mouton pour leur faire croire que je vais jouer le jeu puis, en direct sur le plateau, me transformer subitement en vilain trouble-fête qui passera au Zapping. Mais non. Trop honnête et ayant bien d'autres chats à fouetter, je me suis contentée de l'envoyer paître. J'ai sûrement eu tort. Une prochaine fois...

SH


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Mis à jour ( Vendredi, 16 Avril 2010 01:25 )